Depuis quelques décennies, nous assistons à l’avènement d’une variante particulière du roman: le roman en poèmes (novel in poems). L’intrigue y est transmise à travers une série de poèmes. La combinaison des principes formels du poème lyrique et du format (plus long) du récit permet le développement d’une série de caractéristiques qui distinguent le roman en poèmes du roman en vers ou du recueil de poèmes. Cette contribution propose l’introduction d’un terme générique pour désigner le roman en poèmes. Sur la base de trois exemples représentatifs tirés de la littérature contemporaine, nous nous attachons à dégager les tendances majeures qui le constituent.
En 2000, l’auteure australienne Dorothy Porter s’est fait mondialement connaître grâce au film The Monkey’s Mask, un thriller policier. Pourtant, peu de gens savent que le film est tiré d’un roman éponyme paru en 1994, dont la forme recèle quelques particularités. Dans une interview, Porter raconte qu’elle a été encouragée à développer cette forme par le détenu d’une prison où elle enseignait l’écriture créative:
Le titre de mon livre vient d’un haïku tardif de Bashō, et j’ai eu l’idée d’écrire The Monkey’s Mask lorsque je faisais des ateliers d’écriture créative dans la prison de Long Bay Goal. J’enseignais la poésie haïku, et quelqu’un m’a dit: «Vous pourriez écrire un roman policier en haïkus». Au début, je pensais qu’il se moquait de moi, mais plus tard je me suis dit qu’il avait totalement raison! Ces moments de révélation, au présent, où les sens travaillent d’instant en instant, cette conscience aiguë, sont ceux où le roman policier est le plus intéressant. C’est très proche de la poésie […] Bien sûr, je n’ai pas essayé d’écrire The Monkey’s Mask en haïkus, bien que je pense que les haïkus puissent durer éternellement et faire toutes sortes de choses. Mais cela m’a appris que chaque poème pouvait être très, très intense, et que le lecteur pouvait «physiquement» se sentir à un moment particulier.1
The Monkey’s Mask est un roman policier particulier: c’est un roman en poèmes (novel in poems).2 Au cours des vingt dernières années, cette forme a gagné en popularité auprès du lectorat anglophone, tant dans le domaine de la littérature exigeante que dans celui de la fiction de divertissement, ou de la littérature jeunesse.3 On peut trouver des textes similaires dans d’autres langues qui ne sont généralement pas soumises à la tradition anglophone moderne, comme par exemple dans la littérature russophone, qui a également développé au cours des vingt dernières années une forte tendance à l’épopée en vers et à la narrativisation des genres lyriques.4 Toutefois, le roman en poèmes au caractère résolument romanesque, tel qu’on le trouve dans le monde anglophone, reste une exception. Dans la littérature germanophone qui, dernièrement, a également développé une nouvelle tendance narrative au poème long ou aux nouvelles formes de poésie épique (Cotten, Grünbein, etc.)5, le roman en poèmes existe – du moins jusqu’à présent – plutôt sous la forme de traductions de livres populaires anglais, comme le roman de Dorothy Porter mentionné ci-dessus ou, plus récemment, le roman Poet X d’Elizabeth Acevedo6.
Dans le monde anglophone, les romans en poèmes sont désignés par les termes verse novel ou novel in verse, et on les classe comme poésie narrative.7 Cette catégorisation manque toutefois d’énoncer la spécificité du phénomène. Le roman en poèmes est composé de plusieurs poèmes individuels, et il est en effet plus proche de la poésie que du roman, sans être pour autant un cycle ou un recueil de poèmes. On peut en saisir les spécificités en considérant un prototype générique qui se situerait à mi-chemin entre le recueil de poèmes et le roman.
Le roman en vers se situe quelque part entre ces deux pôles, mais se rapproche plus du roman que le roman en poèmes, puisqu’il n’est pas, comme ce dernier, composé d’une série de poèmes individuels. Les chapitres d’un roman en vers ne répondent pas aux critères formels d’un poème. Les chapitres ou sections d’un roman en vers ne constituent pas des unités de texte brèves et autonomes, comme le font généralement les poèmes.
Contrairement au roman en vers, le roman en poèmes est constitué d’une «série de poèmes»8 qui raconte une intrigue avec des personnages et leur monde intérieur ou extérieur. Le degré d’autonomie des poèmes, qui leur permettrait d’être lus, voire même publiés au-delà du roman, varie d’une œuvre à l’autre. Sur la courbe qui sépare recueil de poèmes et roman, le roman en poèmes coïncide avec le roman en vers lorsque, d’une part, l’autonomie des poèmes est nulle ou presque et que ceux-ci se contentent de se succéder au fil des pages9 et que, d’autre part, les textes qui composent le roman ne correspondent plus (ou plus guère) aux caractéristiques d’un poème. De même, un roman en poèmes devient un recueil de poèmes quand une intrigue avec personnages et monde intérieur et extérieur s’avère indétectable, voire inexistante; à l’inverse, un cycle ou un recueil de poèmes devient roman en poèmes lorsque les poèmes qui le composent se lient pour former une série narrative – ou du moins pour suggérer une intrigue.
Dans la tradition littéraire, on trouve plus d’exemples qui, partant du format de cycle ou de recueil de poèmes, évoluent en direction du roman10, tandis que les exemples issus de la littérature moderne oscillent plutôt entre ces deux pôles, en se fondant soit sur le recueil, soit sur le roman. Une fois ce constat établi, nous pouvons distinguer diverses tendances: dans le monde anglophone, c’est la proximité avec le roman qui domine, tandis que dans la littérature russophone, les romans en poèmes – jusque-là quasi inexistants – se rapprochent plutôt du cycle ou du recueil de poèmes.
La présente contribution propose l’introduction d’un terme générique pour le «roman en poèmes» par opposition au roman en vers. Sur la base de trois exemples représentatifs issus de la littérature contemporaine, nous nous attacherons à dégager les tendances majeures qui le constituent.
1. Un «roman en poèmes» lyrique: Irina Ermakova, Encre rouge sur soie noire (1991/2011)
Lors de leur première publication en 1991, les poèmes du livre d’Irina Ermakova, Алой тушью по черному шелку (Encre rouge sur soie noire) paraissent sous la forme d’une mystification: Ermakova les présente comme une traduction de tankas d’une poétesse japonaise du XIIe siècle, Yoko Irinati, dont le nom est en réalité une anagramme de celui de la véritable auteure.11 Le tanka, forme poétique japonaise qui a ensuite donné naissance au haïku, est composé de trente et une more ou syllabes, et se divise en deux parties ou sections de sens: 5-7-5/7-7. Cependant, les poèmes d’Ermakova ne suivent pas cette forme à la lettre. Cette liberté dans le traitement du tanka s’explique par le fait qu’il s’agirait d’une traduction.
Dans la préface, l’auteure affirme que le livre est un «roman tanka», c’est-à-dire que, d’une part, il se compose de tankas, soit d’autant de poèmes qui disposent d’une autonomie propre, d’autre part, qu’il s’agit d’un roman qui traite un sujet bien défini, au sens double du terme: le roman d’une relation amoureuse (en russe, roman signifie non seulement aventure romanesque, mais aussi aventure amoureuse) (11-12).
Pourtant, à aucun moment l’énonciatrice ne raconte le roman: il n’est fait aucune mention de l’intrigue et des événements principaux. Les poèmes reflètent plutôt la sensibilité de l’énonciatrice dans une fiction performative12 des plus typiques, qu’on imagine découler d’un état ou d’un événement particulier. Il faut donc reconstituer l’intrigue. Les 108 tankas reprennent une histoire d’amour qui mène par phases, à une «culmination» qui intervient au milieu du récit (tanka 54), soit à l’acte sexuel; s’ensuit directement une péripétie (tanka 55) qui introduit la deuxième phase, qui apporte aliénation, mort infantile, résurgence de l’amour et, finalement, l’annonce du seppuku de l’être aimé, un samouraï.
Ces poèmes suivent un ordre chronologique. Dans le roman, la linéarité temporelle et logique de la trame est entravée par le principe de secondarité – caractéristique des cycles de poèmes – de diverses connexions multilatérales qui se réalisent par équivalences ou renvois, soit par des relations de similarité générées par la poésie.
Le livre révèle une contradiction caractéristique du roman en poèmes: la compensation du manque de narration par des actes de langage lyriques produit une double perspective, qui génère un conflit entre le ressenti et la rétrospection portée par l’énonciateur chargé de construire le récit. Cela se perçoit dès le premier poème du dactyle:
Розовой пятки
коснулась волна
и зашипела, вздымаясь …
Сто восемь раз напишу знак ЛЮБОВЬ
на воде.
Une vague
toucha le talon rose
et siffla, se soulevant…
cent huit fois j’écrirai le signe
de l’AMOUR sur l’eau.13
Le poème donne d’abord à voir l’état du personnage – la jeune femme – au début de l’intrigue: sa disposition à l’amour et aux relations érotiques (ce à quoi renvoient les motifs poétiques classiques des pieds et des vagues). L’expérience est décrite selon une fiction performative lyrique, mais elle est également formulée au prétérit14 et se situe donc dans une temporalité antérieure à l’acte d’écriture. Le présent de l’énonciatrice, déterminable grâce à la mention de l’acte d’écriture («j’écrirai»), est cependant délimité par la perspective de l’acte accompli, tel qu’il sera perçu dans le futur: l’énonciatrice écrira «cent huit fois» le signe (japonais) de l’amour sur l’eau; de même, le roman contiendra lui aussi 108 poèmes.
Dans la religion bouddhiste, le chiffre 108 est également le nombre de vices dont il faut se débarrasser pour accéder à la nature de Bouddha.15 Au centre du poème, à la troisième ligne, se trouvent deux verbes qui indiquent des émotions qui «se soulèvent», des sombres conflits et une trahison (la vague «siffle» comme un serpent); le véritable objectif devient donc, par la construction poétique, la sublimation de l’amour (catharsis).
Le personnage, qui parle d’un point de vue rétrospectif, commente et évalue son expérience antérieure, qu’il dévoile cependant dans son développement actuel. Le geste narratif et la fiction performative de l’énonciatrice entretiennent ainsi une relation paradoxale.
Au centre arithmétique du roman, soit au 54e tanka, on trouve le point culminant de l’amour, dépeint comme une extase érotique, tant phonétiquement, graphiquement que mimétiquement. Phonétiquement grâce à l’allitération de «O» rythmiques et successifs, entrecoupés de pauses accélérées; graphiquement grâce à la représentation érotique du «O» rond suivi d’un point d’exclamation phallique et de points spermatiques:
О! ………….
О! ……………..
О! …………………
О, извержение вулкана!
О, извер…………………….!
О! ………….
О! ……………..
О! …………………
О, éruption du volcan !
О, ér..………………….…. !16
Ce poème, écrit au présent, contient également un présage, celui de l’aliénation à venir: l’«éruption volcanique» est suivie dans le dernier vers par «извер», abréviation du russe «извержение», qu’on pourrait également avoir envie de lire comme une partie tronquée du mot «изверг», qui signifie «monstre», dans le sens de cruel, inhumain. La virgule séparant le O et le point d’exclamation ainsi que la rupture du mot soulignent cette séparation. Dans le poème suivant (55e tanka), les points spermatiques se transforment en grains de riz, comme si l’énonciatrice s’imaginait être à la bouche de son amant – ce qui illustre le fait qu’elle a perdu toute signification pour lui:
Светильник погас.
Снова уснул ты.
Хотела быть зëрнышком риса,
прилипшим
к твоей губе.
La lumière s’éteignit.
Tu t’étais à nouveau endormie.
J’aimerais être un grain de riz
suspendu
à ta lèvre.17
Le 108e et dernier poème annonce le seppuku de l’être aimé («un éclair rouge dentelé fend le ciel pâle»; un commentaire de la véritable auteure et traductrice fictive en annexe confirme cette interprétation (148)), et il renvoie également au roman en poèmes lui-même – car il est écrit «à l’encre rouge», rouge comme le sang, comme un signe d’amour et de mort:
Кривая алая молния
вспорола бледное небо
там, на Юго-востоке …
Улыбайся,
уходя по-японски.
Un éclair pourpre dentelé
déchira le ciel pâle
là-bas, au sud-ouest…
Souris,
saluant à la japonaise.18
Mais le centre de l’action croissante et celui de l’action décroissante sont eux aussi fortement marqués; dans le 27e tanka, il est suggéré que la relation se fait plus intime (le clair de lune et la chanson «chat amoureux» envahissent la chambre à coucher), tandis que le 80e tanka annonce un retard dans la résurgence de cette relation intime («la source du puits desséché bat à nouveau»).
Le discours du roman tanka d’Ermakova est avant tout poétique et lyrique19, mais il contient cependant une intrigue globale, bien que présentée de façon indirecte, qui suit un modèle tragique. Peu de poèmes reposent sur une trame narrative sous-jacente. Les paratextes contribuent explicitement à la reconstruction de l’intrigue, de laquelle tous les poèmes sont issus: la préface attire l’attention sur la forme triangulaire de l’intrigue, le commentaire – qui contient une entrée pour chaque poème – explique non seulement les expressions, mais donne aussi des indices sur les événements et personnages cachés derrière chaque poème en suggérant des pistes d’interprétation, et la postface raconte la genèse du texte, ce qui dégage encore de nouvelles pistes d’interprétation. Ces paratextes jouent le rôle d’un narrateur en fournissant des informations contextuelles et explicatives, celui d’une instance située au-delà de l’énonciatrice Yoko Irinati, responsable de l’ensemble de la composition du livre, tout comme celui d’un sujet textuel renvoyant à l’auteur.20
Ainsi, ces deux principes – poème et roman – sont autant présents l’un que l’autre dans le livre d’Ermakova. Comme l’intrigue n’est pas donnée, mais seulement suggérée, le livre reste plus proche du cycle/recueil de poèmes que du roman.
2. Un «roman en poèmes» narratif: Lana Hechtman Ayers, Red Riding Hood’s Real Life (2017)
Bien qu’il soit composé de poèmes autonomes, Lana Hechtman Ayers qualifie son livre Red Riding Hood’s Real Life (Tillamook 2017) de «roman en vers». Dans ce livre, Ayers reprend la figure slave de Baba Yaga et y mêle des motifs de contes de fées allemands, en se concentrant sur le Petit Chaperon rouge, qui donne son titre à l’œuvre. Ces thèmes féeriques et transculturels sont combinés à un réalisme social américain. Baba Yaga incarne l’émancipation des femmes par la libération de la créativité artistique.21
Ce livre suit l’évolution d’une artiste: il raconte l’histoire d’une trentenaire qui parvient à s’extraire de son mariage patriarcal après avoir fait la connaissance d’un artiste, le «loup». Il sera l’amour de sa vie et son mentor artistique. Mais après une fausse couche, elle devra lui aussi le quitter pour partir à la rencontre d’elle-même. Ève Riding, qui se fait appeler Chaperon rouge, reviendra finalement à son grand amour: bien des années plus tard, vieillie et les cheveux gris, elle sera à nouveau la compagne du loup, avec qui elle partagera désormais une relation d’égale à égal, «pour l’éternité» (cf. «Epilogue: happily ever after», 209).
Les dix chapitres (l’emploi de ce nombre n’est pas un hasard) sont composés de poèmes qui, bien qu’ils forment chacun le maillon d’une chaîne d’action progressive et chronologiquement structurée, constituent un texte disposant d’une autonomie et d’une validité propres. Contrairement à Ermakova, Ayers travaille avec une multiplicité de perspectives, laissant plusieurs voix s’exprimer, comme par exemple celle de «Hunter», le mari de Red, celle du loup, ou même celle de Baba Yaga. Certains poèmes sont écrits à la troisième personne et sont assumés par un narrateur extradiégétique.
Dans le poème «Red Riding Hood and the Wolf discuss Rothko» (Ayers 54) par exemple, le narrateur à la troisième personne donne le cadre d’une scène dialogique en s’aidant de didascalies. Les vers «Time is white/mosquitoes bite/I’ve spent my life on nothing», tirés du poème de Lorine Niedecker «What horror to awake at night», fournissent une piste d’interprétation de la situation psychologique de la protagoniste, qu’elle évoquera d’ailleurs elle-même plus tard (dans le poème «Red Riding Hood conquers another myth»22). Le tableau de Mark Rothko, auquel tous deux font face, est également un intertexte symbolique et significatif – «Weiss», le loup, la «surplombe» encore à ce moment, raison pour laquelle Red se verra contrainte de le quitter plus tard.
Mais le livre contient également des poèmes au discours résolument lyrique, comme le poème «Red Riding Hood embraces her Artist Animus» (Ayers 163), dans lequel Red fait le serment presque magique d’explorer sa propre personne: c’est la découverte de son «artist animus», qui réunit en elle à la fois Baba Yaga et le loup23. L’hymne que Red chante alors est le poème lui-même, comme l’expression performative de la libération de sa créativité. La poésie de Red est l’incarnation de sa propre pratique artistique, qui dans le monde du récit se manifeste non pas en mots, mais en images.
Tous les poèmes, même ceux qui tiennent plutôt de l’épopée ou du drame24, mobilisent des moyens plus ou moins poétiques qui mettent en valeur la langue des poèmes. Le poème «Stick&Stones» (Ayers 117) est par exemple composé de vers d’un seul mot, qui listent les jurons avec lesquels la société exprime son mépris à l’égard de Red, l’adultère. Il faut donc imaginer une multitude de voix. Des jeux sonores relient les mots entre eux. À la fin, la voix de la protagoniste émerge du chœur: c’est elle qui est désormais «libre» («free» est le seul mot écrit en minuscules car il est lié à une phrase par «Finally»). Pris à part, le poème peut être lu comme une miniature du rejet social d’une femme qui ne suit pas les normes, mais il est également lié au reste du roman par divers renvois: «witch» fait référence à Baba Yaga, le verbe «fallen» («tombé·e») à «Ève», le vrai prénom de Red, etc.
En plus de passages dramatiques et lyriques, le roman d’Ayers présente des traits narratifs, tant dans les poèmes mêmes que dans la grande cohérence des poèmes entre eux. Ces procédés relient les poèmes de façon plus solide que chez Ermakova et font surgir l’intrigue directement dans les poèmes. Alors qu’Ermakova présente la protagoniste comme prétendue auteure des poèmes et ne s’assume comme véritable auteure que dans les paratextes (préface, postface, commentaire), Ayers assume une auctorialité au sein même des chapitres: les titres des chapitres sont conçus de manière à renvoyer non pas aux énonciateurs des poèmes, mais à l’instance qui fournit des informations générales, comme par exemple qui parle ou écrit, ainsi que le thème ou le sujet du poème. Cette instance coïncide parfois avec le narrateur qui apparaît dans certains poèmes. Dans les refrains des poèmes ou chapitres, tout comme dans le prologue et l’épilogue, elle donne des pistes d’interprétation qui viennent corriger ou compléter les points de vue des différents énonciateurs des poèmes25. Ces procédés font du roman en poèmes d’Ayers un roman polyphonique, aux perspectives multiples, et le rapprochent plutôt du roman en vers.
3. Un «roman en poèmes» dramatique: Glyn Maxwell, The Sugar Mile (2005)
Dans la littérature anglophone, il existe une variante particulière de roman en poèmes à mi-chemin entre le roman et le dramatic monologue, un genre propre au monde anglophone. Parmi les exemples les plus marquants, on peut citer New Found Land d’Allan Wolf (2004), Witness de Karen Hesse (2000) et After the Death of Anna Gonzales de Terri Field (2002). Field décrit son livre comme «poems written in the voices of forty-seven people», Hesse divise son livre en «actes» et le qualifie de «series of poems» (texte de couverture), tandis que Wolf désigne son livre composé de poèmes monologiques (plus ou moins dramatiques) comme roman («novel»). En opposition à ces textes, l’auteur britannique Glyn Maxwell développe une variante expérimentale de ce phénotype, qui exige une lecture extrêmement attentive.
Contrairement à Ermakova et Ayers, son livre The Sugar Mile se passe à la fois de narrateur et d’énonciateur lyrique classique. La particularité de ce livre tient au fait que les poèmes qu’il contient relèvent majoritairement du discours dramatique. Comme chez Ayers, les poèmes sont énoncés par différentes personnes. Bien que les titres des poèmes donnent des informations concernant le lieu, le temps et les personnes, celles-ci ne sont pas, contrairement à chez Ayers, suffisamment claires pour permettre d’identifier sans autre recherche l’énonciateur, la chronologie des événements, etc. Ils ne proposent pas non plus de piste d’interprétation ni de ligne d’appréciation. C’est au lecteur de deviner seul le sujet du poème; qui parle dans quelle situation, de quel type de personnage il s’agit et les relations que celui-ci entretient. Pour pouvoir comprendre et catégoriser chacun des poèmes, une connaissance générale du roman s’impose: le lecteur doit pallier à l’absence de narrateur ou de sujet textuel (que les paratextes révéleraient) par un travail de reconstruction herméneutique en spirale.
La reconstruction de l’intrigue est complexifiée par le fait que les poèmes sautent d’un lieu ou d’une époque à l’autre, d’ailleurs très éloignés, et que seul un personnage et le thème des attaques aériennes permettent de relier: la première des deux intrigues se déroule lors des premiers jours de la Blitzkrieg de septembre 1940 à Londres (plus précisément le 7 septembre), l’autre 61 ans plus tard, le samedi soir 8 septembre dans un bar de Broadway, quelques jours avant l’attaque des Twin Towers. Deux des protagonistes sont touchés par l’un de ces attentats: Joey Stone a survécu à la Blitzkrieg quand il était jeune et a perdu au cours de ces bombardements son amante et la famille de celle-ci. 61 ans plus tard, en 2001, il est devenu pilier de bar dans l’établissement de Raul. Mais le 11 septembre, jour de l’attaque terroriste, celui-ci se rendra aux Twin Towers, et on comprend qu’il y trouvera la mort avec tous ceux qui sauteront par la fenêtre pour échapper au brasier.26
L’isolement de chacun des poèmes est accentué par le fait que, pour parler avec un vocabulaire filmique, on passe sans transition d’une personne à l’autre, d’un lieu à l’autre, voire d’une temporalité à l’autre. C’est en s’aidant de quelques indications fournies par le contenu que la cohérence des poèmes et le contexte événementiel peuvent être reconstruits. Même la situation concrète qui conduit à l’énonciation des poèmes doit être rétablie. La plupart des poèmes reflètent donc les paroles d’une seule personne, et leurs discours – qu’ils soient formulés à voix haute, à voix basse ou en silence, est rendu en un seul flux. Les différences entre le discours adressé et non adressé sont signalées par des italiques, des majuscules, des parenthèses ou encore une disposition spécifique des vers et des strophes reprenant la structure du flux de parole; cependant, leur signification concrète doit chaque fois être déterminée en fonction du contexte. Pour autant, il n’y a pas de système de signes qui soit établi de façon fixe; les parenthèses signalent tantôt une parole en aparté, tantôt un discours intérieur, etc.
Les actions, réactions et discours des autres personnages ne sont pas reproduits dans le flux de parole par l’insertion d’un discours direct (comme cela arriverait par exemple dans une pièce de théâtre ou un texte narratif); nous n’avons que la parole d’une seule personne à disposition, qui peut cependant répéter des fragments de discours d’une autre personne, sans que celui-ci ne soit jamais reproduit directement. Ce procédé s’inscrit dans la tradition du dramatic monologue. Ce geste oral évoque un «enregistrement», une séquence sonore, qui ne comporterait cependant qu’une seule bande, une seule voix. Voir par exemple le discours de Granny, qui laisse entendre que Joey ne boit pas son thé et qu’il lui aurait dit vouloir «vérifier quelque chose»: «Don’t let your tea go cold,/Joey… Where are you going, dear?… What do you mean ‘to look’?» (Maxwell, «Granny May on the Stairs», 12).
Peu après suit un poème qui permet d’imaginer ce que Joey a voulu regarder: en observant l’endroit où la bombe a été larguée, il prend conscience du fait que la famille de la fille qu’il courtisait a probablement été touchée. Dans ce poème, l’un des frères de cette jeune fille parle de la nuit où ils ont été bombardés («Harry Pray in His Coat»): «… But where?/I suppose we’re ‚refugees‘./World’s our oyster, Joey. Here,/Help me with these.» (Maxwell 16).
Ce poème montre comment le discours parfois familier des personnages peut être travaillé par la poésie. Les formes de strophes et de versets varient; elles ne servent pas seulement à structurer du flux de parole, mais aussi à créer des effets poétiques combinés à d’autres moyens stylistiques. Ainsi, la rime (presque une rime croisée), l’allitération (When-where-World’s), le jeu de mots («mind»/«mound») et la métaphore («oyster») contribuent tous à symboliser et souligner l’expérience du personnage.27
L’élimination de toute forme de fil rouge, qui fait du livre de Maxwell un puzzle, est métaphoriquement évoquée dans le premier et dernier poème. Le dernier est une variation du premier; ils font également office de prologue et d’épilogue, bien qu’ils soient respectivement rattachés à l’une des trois parties, et qu’ils n’aient donc pas de statut particulier, à l’écart du reste. Dans ces poèmes qui encadrent le texte, Maxwell met en scène la «mort de l’auteur». Le personnage nommé «auteur»28 dit à cette occasion: «There can be no first person» (Maxwell 3 et 139) et «The poet is any stranger/seen today, whose past is an empty notebook… whose past is an empty moleskine»29. Dans ce livre, l’«auteur» est réduit au statut de témoin, qui ne fait que noter le discours des autres. Ainsi, dans les poèmes des autres personnages, il est régulièrement décrit comme assis au bar, occupé à écrire. Joey s’adresse donc à lui comme à un écrivain et lui dit, passant de «Glyn» (le prénom de Maxwell) à «Glenn»: «And yes, we lovers of poems//must stick together. Don’t mind me. Pardon?/Glenn? Glenn?/Glenn. It is nice to meet you, Glenn. … You came here to write, my friend. … Look at him, pen at the ready, like I could say/some poetry.»30 Dans le livre, l’auteur reçoit également les notes en prose de Julie ainsi qu’un cahier contenant l’histoire de la jeunesse de Joey en poèmes, énoncés non seulement par Joey mais aussi par d’autres personnes de son cercle de l’époque. L’auteur ainsi mis en scène fait donc le protocole et les arrangements du texte, mais il n’invente rien.
Cependant, ce détrônement de l’auteur ainsi que la suppression des instances susceptibles de guider le lecteur de façon explicite mènent paradoxalement à l’installation d’un sujet textuel d’autant plus puissant, voire omniprésent: celle d’une instance à laquelle on peut attribuer cette structuration volontaire du cosmos textuel, car la cohérence de l’ensemble de la composition est nécessaire à la reconstruction de l’intrigue. La forme poétique sert alors de principe de fragmentation, de montage et de perspective multiple, personnelle et polyphonique. En raison de la solidité du lien qui lie poèmes et ensemble textuel ainsi qu’en raison de l’ancrage concret des discours – qui ne portent que ponctuellement la marque d’une fiction performative lyrique –, on concède à ces poèmes un degré d’autonomie plus faible qu’à ceux d’Ermakova ou d’Ayers. Le livre de Maxwell s’approche donc encore plus du roman que l’exemple précédent fourni par Ayers.
4. Spécificités du roman en poèmes
Les exemples analysés sont tous trois des variantes du «roman en poèmes», qui présentent chaque fois de nouveaux agencements des modes de représentation du lyrique, du poétique, du narratif et du dramatique, et qui sont tous situés à différents degrés sur la courbe qui sépare recueil de poèmes et roman en vers.
Le premier exemple est un roman d’amour qui suit une intrigue simple, avec la même énonciatrice pour tous les poèmes. En tant qu’«auteure» fictive, elle coïncide avec le sujet textuel; la véritable auteure se distingue elle-même de l’auteure fictive au sein des paratextes. Dans ce livre, le mode de représentation lyrique et poétique domine. La narration est rudimentaire, l’intrigue n’est jamais annoncée, elle est suggérée. Ce texte reste donc plus proche du recueil de poèmes que du roman.
Les deux autres exemples présentent une intrigue complexe avec une alternance dans les énonciateurs et une combinaison de plusieurs modes de représentation.
Le roman écrit par Ayers, qui raconte l’histoire d’une artiste, est à dominante narrative, mais ce mode de représentation est également combiné au lyrique, au poétique et au dramatique. Contrairement à ce qu’on trouve chez Ermakova, l’intrigue n’est suggérée que dans quelques poèmes; dans la plupart des cas, elle est plutôt narrée, c’est-à-dire directement présentée dans une combinaison de récit et de scènes dialogiques, ou encore représentée au travers d’une fiction performative situationnelle. Le narrateur (présenté comme tel) et le sujet textuel agissent de concert et se distinguent des énonciateurs figuratifs des différents poèmes en proposant des pistes d’interprétation et d’appréciation qui s’écartent de leurs propres positions.
Le roman historique expérimental de Maxwell adopte en revanche majoritairement un mode de représentation dramatique en le combinant aux trois autres formes de discours. Il n’emploie ni narrateur ni sujet textuel dont le rôle serait explicité par le biais de paratextes; il procède précisément au détrônement de ce genre d’instance surplombante au profit des différentes voix que la disparition de l’«auteur» lui permet de mettre en scène. Cependant, cela n’empêche pas le sujet textuel de revenir discrètement sur le plan structurel et implicite; on s’aperçoit en effet que l’ensemble du texte a été planifié jusque dans les moindres détails. Le montage bien ficelé des fragments forme un ensemble narratif dans lequel chaque parcelle trouve sa place et qui résulte en une mosaïque cohérente qui rassemble la double intrigue; tout ceci appelle forcément la présence d’une instance qui aurait composé le texte de manière holistique et dans son entièreté.
Malgré ces différences phénotypiques, ces trois exemples ont plusieurs tendances formelles et fonctionnelles en commun, caractéristiques du roman en poèmes en tant que genre à part entière.
D’un point de vue formel, le roman en poèmes tend à faire varier les formes poétiques en leur conférant différents degrés d’autonomie. Il a généralement recours à des formes poétiques brèves qui ensemble constituent un texte conséquent – en l’occurrence, ces livres font chacun plus de cent pages –, ainsi qu’à divers mélanges de discours lyriques et poétiques associés à des discours narratifs et/ou dramatiques. Le roman en poèmes se caractérise par son hyperstructuration, portée par des symétries, un holisme, un système d’équivalences et un processus de montage. Le principe est le suivant: plus la narration est fragmentée et réduite, plus la forme sera parsemée de renvois (et vice versa).
Le roman en poèmes a tendance à s’éloigner des instances textuelles au profit de présentations multifocales, en distinguant par exemple entre énonciateur (simple ou pluriel) et narrateur, qui à son tour peut être soit associé au sujet textuel, soit construit à part de celui-ci; enfin, il a tendance à jouer avec les instances d’auteur réel et d’auteur fictif. Il en ressort un style narratif déhiérarchisé, qui amoindrit les instances responsables de l’ordre dans la narration et valorise la position du narrateur et du sujet textuel autant que celle des personnages (comme chez Ayers). Ou alors, l’absence de narrateur est accentuée et compensée par des personnages, la composition et/ou l’emploi de paratextes. Cependant, comme le montre l’exemple de Maxwell, une hiérarchisation se traduit par une revalorisation d’autant plus forte de la composition textuelle, ce qui fait émerger un sujet textuel omniprésent.
Sur le plan thématique, le roman en poèmes témoigne souvent d’une réflexion métapoétique sur l’art et la créativité: la poésie et les poèmes sont thématisés par les protagonistes eux-mêmes, qui font alors figure de poètes; les poèmes ayant un statut de journal intime ou de fragment d’écriture. La forme poétique sert à la présentation de la voix et de la personne31. Dans l’ensemble, le roman en poèmes vise l’accentuation d’une subjectivité ainsi que la multiplicité de perspectives dans cette même subjectivité; la bonne compréhension de celle-ci dépend également de l’activité du lecteur, dont les capacités de reconstitution sont toujours plus ou moins nécessaires pour saisir l’intrigue, qui n’est la plupart du temps pas narrée au sens propre du terme. Ainsi, le roman en poèmes témoigne de la résurgence de la poésie comme moyen d’expression du sujet.
Néanmoins, le roman en poèmes présente également les caractéristiques de base du roman: un texte plus ou moins volumineux pour dépeindre une intrigue plus ou moins complexe avec des personnages et plusieurs mises en perspective. Cependant, la forme poétique fragmente nécessairement l’intrigue, dont la nature épisodique exige alors un travail de reconstitution. L’intrigue fragmentée est généralement construite de façon chronologique. Comme dans un texte dramatique, les écarts chronologiques sont plus difficiles à transmettre en raison de l’absence ou de l’affaiblissement d’une instance médiatrice dans le poème, ainsi qu’en raison de la prédominance de la parole et de l’action – sans que cela soit impossible pour autant.
L’avantage du roman en poèmes réside dans le fait que les poèmes – du fait de la diminution ou de l’absence de description explicite du contexte exigée par le format – permettent de capter l’attention sur des moments singuliers, sur l’individu et sur sa vie intérieure, ainsi que dans le fait que l’emploi de moyens poétiques augmente l’expressivité et densifie le sens.32 Le genre du roman en poèmes se prête donc tant à la poésie versifiée et exigeante qu’à la littérature de divertissement.
Cet essor du roman en poèmes s’inscrit dans le contexte actuel qui englobe toute la littérature moderne: la tendance à la dissolution des frontières entre genres et médias. Le roman en poèmes est un genre transitoire à lui tout seul. Toutefois, pour certaines littératures contemporaines, ce genre reste encore à découvrir: à l’heure actuelle, il n’y a que dans la littérature anglophone qu’on en trouve autant de déclinaisons.
- Peter Minter; notre trad. Akhenaten (1992), le roman précédent de Porter, a toutefois également été composé en poèmes, cf.: Adrian Kempton 161-167.
- Dans la même interview, Porter décrit ce livre comme relevant d’un genre hybride postmoderniste: «L’hybridation des genres de The Monkey’s Mask est un cliché postmoderne, tout comme le fait qu’il ne privilégie pas la haute culture par rapport à la pop culture» («The genre crossing of The Monkey’s Mask is a postmodern cliche, as was its non-privileging of high culture over pop»; notre trad.).
- Dans un article paru en 2011, Cadden rapporte qu’à la bibliothèque publique d’Edmonton/Alberta, seules cinq parmi les 125 références de littérature moderne rédigée en vers datent du XXe siècle – ce qui témoigne du développement fulgurant de cette forme d’écriture (21). En 2005, Joy Alexander évoque déjà un «nouveau genre» issu de la littérature jeunesse de la décennie précédente (269).
- À ce sujet, voir Henrieke Stahl, «Versepik und Subjektproblematik in der neueren russischsprachigen Literatur», 189-220.
- Voir Ann Cotten et Durs Grünbein. En Allemagne, ce n’est que très récemment qu’est apparue cette tendance à la narration en séries de poèmes. Comme en Russie, elles se concentrent toutefois moins sur l’intrigue que sur les impressions d’un énonciateur unique; le texte peut donc également avoir pour but une performance orale (voir par exemple les contributions de Robert Wenzl («Rauschen») ou de Caroline Rehner («Überflüssige Meere») à l’open mike 2018). Voir à ce sujet Ralf Schnell.
- Dans l’œuvre de Porter, il n’y a pour l’instant que Die Affenmaske (1997, 2001) qui ait été traduit en allemand. Poet X (2018) d’Elizabeth Acevedo, un roman populaire pour adolescent·e·s écrit en poèmes et qui raconte l’histoire d’une slammeuse, est immédiatement paru en allemand (2019) et dans d’autres langues.
- Les derniers travaux d’Addison (2017) et de Kempton (2018) au sujet du roman en vers traitent certes d’œuvres qui relèvent de cette catégorie, mais ils n’explicitent ni la spécificité générique qui les distingue du roman en vers – qui ne serait donc pas composé en poèmes –, ni le fait que cette forme a pris un grand essor depuis la fin du XXe siècle. Leurs travaux ne classent pas les romans en vers en suivant des critères formels et fonctionnels, mais d’après les époques (Addison, Kempton partie 1); quant aux œuvres les plus récentes, elles sont classées en fonction de leurs thématiques (Kempton partie 2). La différence entre un roman rédigé en vers et un roman composé d’une série de poèmes n’est pas abordée. D’autres termes employés pour désigner des phénomènes similaires sont par exemple novelized poem, novel-poem, novelistic poem, poetical novel, poeticized novel; une différenciation terminologique concise de ces termes n’a à ce jour pas encore été proposée. Voir Linda K. Hughes 97; voir aussi le titre de la thèse de Nick Bujak, The novelistic poem and the poetical novel: towards a theory of generic interrelation in the romantic period ou l’article de Richard Lansdown 119-141.
- Sur la couverture de son roman en poèmes Witness (2000), Karen Hesse désigne ce dernier comme une «series of poems».
- Dust of Eden de Mariko Nagais (2014) est un cas-limite du roman en vers: certes, le livre est constitué de poèmes individuels rassemblés en plusieurs parties (d’ailleurs la couverture le désigne comme «novel-in-poems»), mais ceux-ci font office de fragments de journal intime et ne présentent que peu – voire pas – d’autonomie.
- Cf. par ex. Addison chapitre III, la partie «Sonnets. George Meredith, Modern Love» (147-153), ainsi que Kempton 86-94. «Meredith subvertit encore, ou développe la forme en consacrant un cycle de cinquante sonnets à la dissection d’un mariage raté» («Meredith further subverts, or expands, the form by devoting a cycle of fifty sonnets to the dissection of a failed marriage»; notre trad.; 89). Parmi les romans expérimentaux, on trouve aussi quelques œuvres avant-gardistes – toutefois elles expérimentent également avec la forme du poème qui devient alors multimodal, notamment en le transformant en roman composé de fragments de poésie concrète, comme par ex. Raymond Federman. Au sujet des différents types de romans expérimentaux américains, voir Ulrich Ernst 225-320. Au sujet de Federman, voir spécifiquement la page 278. Le roman en poèmes actuel n’est en revanche que rarement expérimental et/ou hermétique. Les raisons de sa création ne se trouvent pas tant dans l’expérimentation littéraire que dans une série de préoccupations littéraires typiques de l’ère digitale: le temps, le sujet, l’authenticité (apparente), la déhiérarchisation de la narration, le rejet du narrateur au profit de nouveaux principes de narration (post)postmoderniste, comme la multiplicité de perspectives ou le montage, et enfin une attention accrue pour la voix, l’oralité et la performance.
- Cf. Ermakova. En particulier la préface: «Медное зеркало» («Miroir de cuivre») (10); dans sa postface, Ermakova revient sur cette mystification (152-167).
- Le discours lyrique comme fiction performative signifie la constitution de l’objet de discours à travers un acte de langage (performativité). Puisque cet acte n’est que sémiotique, c’est-à-dire producteur de sens, et non pas de nature pragmatique visant une situation réelle, il est fictif – même si on attache une importance d’ordre effectif ou ontologique à son contenu. Au sujet de la fiction performative, voir Klaus Hempfer 56 (https://journals.openedition.org/rg/1188#ftn1).
- Ceci est notre traduction depuis l'allemand, version elle-même traduite depuis le russe par Henrieke Stahl: «Eine Welle/berührte die rosa Ferse/und zischte, sich hebend…/Hundertacht mal werde ich das Zeichen für LIEBE/auf das Wasser schreiben.»
- Temps du passé en allemand (ndlt).
- Ermakova elle-même y fait référence dans le commentaire de ce poème (133).
- Ceci est notre traduction depuis l'allemand, version elle-même traduite depuis le russe par Henrieke Stahl:«О! …………./О! ……………../О! …………………/О, Ausbruch des Vulkans!/О, Aus..………………….….!»
- Ceci est notre traduction depuis l'allemand, version elle-même traduite depuis le russe par Henrieke Stahl: «Das Licht erlosch./Wieder warst du eingeschlafen./Ich würde gern ein Reiskörnchen sein,/haftend/an deiner Lippe.»
- Ceci est notre traduction depuis l'allemand, version elle-même traduite depuis le russe par Henrieke Stahl: «Ein zackig Purpurblitz/ritzte den bleichen Himmel auf/dort, im Süd-Osten…/Lächle,/japanisch scheidend.»
- «Lyrique» renvoie au discours de la fiction performative susmentionnée, tandis que «poétique» se réfère à la mise en valeur de la langue du poème à travers des procédés poétiques. Ces deux procédés de représentation peuvent aller de pair, sans que ce soit toujours le cas.
- Dans la théorie littéraire, une question fait débat: à qui doit-on rapporter la composition du texte, ou pour parler comme Zymner 295, la «formatation du texte»? À l’énonciateur? Ou quand la composition contredit ses énoncés, à l’auteur? Ou encore, comme l’interprétation de cette composition exige une construction herméneutique, au «sujet textuel», pris dans une relation encore à définir entre énonciateur et auteur empirique? (Voir par ex. Dieter Burdorf 22-31). Le présent article se base également sur un modèle philosophico-transcendantal de différenciation des types de sujets, parmi lesquels le «sujet textuel»; dans les textes poétiques, voir Stahl, «Towards a Historical Typology of the Subject in Lyric Poetry», 125-135.
- Au sujet de ce roman, voir en particulier Stahl «Release of the Creative Self in Transcultural Neotales», 19-33.
- Cf. l’incomplétude de sa vie de ménagère et d’épouse d’un homme qu’elle ne trouve même pas attirant: «I can be sweeper no more, weeper no more,/Let the broom loom over me no more./I claim myself as moon.» (Ayers 134).
- «I’ll fashion passionate/conflagrations of bones,/spark bones into//wolf-woman configurations./Harrow every bone, and by this/know myself to the marrow.» (Ayers 163).
- Nous entendons par là les formes d’écriture ou de discours classiques, cf.: «[…] ‚Schreibweisen‘ [sind] selbst keine literarischen Gattungen oder Texttypen […], aber [können] Texttypen und Gattungen oder aber doch wenigstens einzelne Texte prägen […]. Schreibweisen sind die medienspezifischen – auf Schrifttexte bezogenen – Ausprägungen allgemeiner, gestaltgebender oder prägender Verfahren, die an und für sich auch in anderen medialen Kontexten vorkommen können.» En français (notre trad.): «Les ‘formes d’écriture’ ne sont pas en soi des genres littéraires ou des types de texte, mais elles peuvent marquer des types de texte, des genres ou des textes tout court. Les formes d’écriture sont des expressions médiatiques – liées à des textes écrits – de procédés généraux, qui formulent ou qui influent, susceptibles d’apparaître de façon autonome dans d’autres contextes médiatiques.» (Rüdiger Zymner, «Texttypen und Schreibweisen», 25). Je préfère parler plus généralement de formes de représentation. Zymner compte «le narratif, le dramatique et le lyrique» parmi ses «formes d’écriture»; je distingue quant à moi le lyrique du poétique (cf. ci-dessus la note 19).
- Ainsi, dans le poème «Hunter insists on having his say» (Ayers 36), le refrain (tiré de la chanson de Warren Zevon «Searching for a Heart») suggère que Red va quitter son mari Hunter pour rejoindre son amour, le loup, tandis que Hunter lui-même fredonne cet air à sa brave épouse, qu’il s’imagine posséder. Ce refrain fait donc preuve d’une ironie tragique.
- Pour la reconstruction de l’intrigue, voir l’article de Peter Hühn, qui propose de façon convaincante une autre interprétation du texte que Kempton (172-176).
- D’autres poèmes mobilisent également d’autres formes de poésie visuelle ou sonore, voir par ex. «Julie Pray Looking at Her Fingers», qui – comme le contexte le donne à comprendre – met en scène le choc traumatique de la jeune fille (Maxwell 22).
- Le dénommé «auteur» est un personnage fictif (c’est pour cela qu’il apparaît entre guillemets), mais renvoie par certains liens autobiographiques (le plus évident étant son prénom) au véritable auteur du livre. Celui-ci est souvent représenté comme indécis dans les passages qui ne concernent pas des personnages, mais lui directement (ce qu’on voit aux blackouts mis en scène par l’écriture) (cf. p. 4 et p. 140 dans les «poèmes encadrant le récit»).
- Dans le premier poème: «The poet is any stranger/seen today, whose past is an empty moleskine… nothing in his notebook/but this.» (3)
- Quant à Raul, il appelle «l’auteur» Clint (par ex. p. 9).
- Voir aussi: «Cette prise de conscience accrue de la voix narrative [à notre époque, H.S.] augmente à son tour le potentiel de narration subjective personnalisée et de lecture construite comme une conversation intime ou même comme une écoute clandestine. Le roman en poèmes est un médium approprié pour ces accents cachés.» («This increased awareness of the narrative voice [in our age, H.S.] in turn raises the potential for personalised subjective narration and for reading constructed as intimate conversation or even as eavesdropping. The verse-novel is an appropriate vehicle for these covert emphases.») (Alexander 270; voir aussi Cadden 22).
- Cadden remarque avec justesse: «Ce que font les romans en poèmes, c’est inviter à des spéculations inventives sur les choses qui ne sont pas dites par les personnages ou les narrateurs absents – les descriptions des personnages, les décors, les mouvements et les informations fournies dans le roman traditionnel en prose qui sont ici des lacunes, des espaces blancs ou négatifs, des silences» («What verse novels do is invite imaginative speculation about the things that are left unsaid by either characters or absent narrators—the descriptions of characters, settings, movements, and background information provided in the traditional prose novel that here are gaps, white or negative spaces, silences.»; notre trad.; 24).