La question du lyrisme est devenue aujourd’hui celle du rapport entre l’auteur et son lecteur. L’esthétique dite «relationnelle», puis les théories de la «convergence» ou de la «participation», qui insistent sur la fusion du créateur et du public, définissent le lyrisme en termes de rencontre, d’échange, voire d’identité de ces pôles. On voudrait défendre ici une approche toute différente, qui met en avant la distance, non seulement dans le temps comme dans l’espace mais aussi dans la langue, de ce qui est en jeu dans l’écriture et dans la lecture lyriques.
1. Le lyrisme qui me «touche»
La poésie lyrique, que la critique comme les lecteurs contemporains tendent à considérer comme la forme essentielle de l’expérience poétique, n’est pas seulement affaire de mots, ni du reste de figures de discours ou de structures textuelles particulières. Pour beaucoup d’entre nous, poésie et lyrisme sont devenus presque interchangeables. Cependant la recherche d’une définition plus appropriée du lyrisme est compliquée par l’absence plus manifeste encore d’une idée précise de ce qu’il convient d’entendre par poésie, dont toute définition fait actuellement défaut. Comme le font observer Nadja Cohen et Anne Reverseau, au seuil d’un numéro spécial de la revue en ligne LHT sur cette question:
Objet de définitions et de redéfinitions inlassables («la poésie, c’est…», «poète est celui qui…») de prescriptions ou de proscriptions («la poésie doit/ne doit pas être…») sur lesquelles planchent régulièrement lycéens et étudiants, la poésie est — cela même est un topos — le genre littéraire qui échappe le plus à toute tentative de saisie réductrice. Cette multiplicité de définitions et le caractère ineffable qu’on lui confère parfois sembleraient même pouvoir faire de la vieille notion de «je-ne-sais-quoi», par lesquelles les classiques désignaient ce sur quoi achoppe le logos, l’un de ses traits définitoires et paradoxaux. (Cohen et Reverseau)
Se réfugier dans le «je ne sais quoi» en matière de définition n’est de toute évidence pas une solution très satisfaisante. Quitte à prendre le contre-pied, mais un peu seulement, de certaines idées aujourd’hui très présentes, et tout en sachant qu’en l’état actuel des choses il serait présomptueux de proposer une réponse-clé en main, je voudrais proposer ici une approche de la poésie lyrique qui présente cette expérience en termes de distance, de solution de continuité, de manque et d’excès simultanés, bref de quelque chose qui est là sans l’être totalement et dont en même temps l’absence est tangible. Pareille démarche n’est aujourd’hui pas évidente. Dans l’analyse aussi bien que dans la pratique de la poésie, c’est la notion de proximité qui a maintenant droit de cité. Le succès de l’esthétique relationnelle, pour reprendre le concept forgé par Nicolas Bourriaud, l’intérêt accru pour les formes d’interaction dans le domaine artistique (Fourmentraux) et, plus généralement encore, l’essor de la culture dite participative (Jenkins) inspirent et soutiennent de nouvelles formes de poésie où se brouillent les anciennes frontières entre écriture et lecture, auteur ou auteure et public, page et écran, page et performance ou encore entre lettre et voix, le concept de «néolittérature» (Nachtergael) étant une possible synthèse de ces évolutions qui toutes accordent une place prioritaire à l’ici et maintenant transgénérique et transmédial de la poésie – et de l’art contemporain en général. L’esthétique relationnelle est en effet la toile de fond, théorique mais aussi politique, de bien des mutations du lyrisme contemporain, dont par exemple l’institutionnalisation de la lecture publique, comme forme indispensable de la communication poétique (Baetens, À voix haute), la généralisation de résidences et de plateformes interactives (Bonnet) ou encore la multiplication d’interventions dans l’espace public (Nachtergael).
Une belle illustration, mais aussi une extension tout à fait passionnante de l’esthétique relationnelle en poésie vient d’être donnée par le critique américain Brian Glavey. L’auteur part d’une série de propositions théoriques de Sianne Ngai, qui s’interroge dans le sillage d’Adorno et Horkheimer sur les raisons qui nous font «aimer» ou «rejeter» une œuvre, que nous soyons conscients de nos choix et de nos préférences ou non. Dit autrement: quels sont, dans nos lectures et nos expériences cinématographiques ou télévisuelles, nos critères de jugement? Qu’est-ce qui nous fait aimer telle pièce, tel genre, tel style plutôt que tels autres? Comment expliquer les divergences ou au contraire les curieuses symétries dans la réception d’un livre ou d’une série? Doit-on mettre l’accent sur les propriétés des œuvres, sur les particularités du public, toujours pluriel, souvent imprévisible, sur les stratégies de marketing des producteurs et de la longue chaîne des intermédiaires ou, plus vaguement, sur l’air du temps? Pour Sianne Ngai, auteure de deux livres-clés malheureusement non traduits en français, Ugly Feelings (2005) et Our Aesthetic Categories (2012), la réponse à ces questions ne peut pas faire abstraction des conditions matérielles, économiques et idéologiques de la société néolibérale qui est la nôtre. Sans suivre le ton apocalyptique des thèses sur l’industrie culturelle et les techniques de manipulation des goûts du public, Ngai part de l’idée que le régime hypercapitaliste dans lequel nous vivons et qui nous oblige à tenter de faire profit de tout sans jamais se donner le moindre répit, a changé non seulement la nature des œuvres, mais aussi nos manières d’en faire l’expérience. Dans ses analyses, elle démontre ainsi que le double clivage «beau versus laid» et «ancien versus moderne», clé de voûte de la plupart des théories traditionnelles, s’est effacé au profit de nouvelles catégories, écartées jusqu’ici comme mineures ou fausses, telles que zany (loufoque), cute (mignon) ou interesting (intéressant). Ces catégories collent parfaitement à l’état néolibéral de la société contemporaine: du côté de la production, le zany prouve que l’auteur ou l’auteure de l’œuvre a «tout donné» du début à la fin; du côté de la réception, le cute nous fait ressentir un mélange de force et de faiblesse (nous nous attendrissons en même temps que nous ressentons un fort sentiment de supériorité) qui nous attache à l’objet en question; du côté de l’œuvre même, son caractère interesting est là pour permettre qu’on en parle, c’est-à-dire qu’on puisse utiliser l’œuvre pour établir des contacts avec autrui.
Toutes ces catégories sont comme portées par l’idéologie de la présence et de la rencontre, que l’article de Glavey porte à son incandescence. Dans «Having a Coke with You is Even More Fun Than Ideology Critique», il propose d’ajouter une notion plus inattendue encore à la liste de Ngai: celle de relatable, difficile à traduire mais signifiant aujourd’hui (le sens ancien et littéral est: qui peut être raconté, qui mérite d’être raconté) la qualité de quelque chose en quoi je peux me reconnaître, qui présente un intérêt pour moi, qui me montre un aspect de la vie qui est aussi le mien, bref qui réduit, voire annule la distance entre ce qui m’est proposé (le livre, plus généralement l’œuvre d’art) et ma vie de tous les jours (qui en général n’a rien de livresque ni d’artistique). Le succès d’une production moderne ne tient plus seulement à ses qualités intrinsèques mais aussi à sa capacité d’engendrer cette impression de relatability. L’exemple choisi par Glavey, les Lunch Poems («Poèmes déjeuner») de Frank O’Hara (1964, traduction française en 2010), montre bien à quel point la notion de relatability et la notion de proximité qui l’étaye a modifié la manière de lire l’auteur: d’une part, l’attention se déplace de Frank O’Hara, poète de la métropole moderne et de l’art contemporain, à Frank O’Hara, chantre de rapports plus intimes; d’autre part, la possibilité de lire O’Hara dans la perspective d’une poésie relatable explique le succès croissant de ce type d’écriture au détriment des auteurs plus «philosophiques» de la génération précédente, comme Wallace Stevens, moins relatables et pour cette raison aujourd’hui moins lus.
Le propos des pages qui suivent n’est pas de critiquer cette approche relationnelle, dont la poésie relatable n’est sans doute qu’une des formes extrêmes, mais de revenir sur la persistance, voire la résistance d’une autre forme d’existence et d’activité de la poésie lyrique, davantage basée sur la distance que sur la présence. Ce rappel n’est ni nostalgique, ni réactionnaire. Il ne cherche nullement à mettre en cause les rêves et ambitions de l’esthétique relationnelle ou la possibilité de s’appuyer sur la poésie comme instrument de construction identitaire ou communautaire, dans un esprit d’empathie radicale: ce programme et ces efforts sont nécessaires et ils ont fortement contribué à diversifier, mais aussi à actualiser le visage du lyrisme aujourd’hui. En même temps, toutefois, la poésie reste également un type de discours dont la transparence n’est jamais gagnée d’avance et dont le but premier n’est peut-être pas d’annuler d’emblée toute distinction entre les deux grands pôles du dialogue littéraire, l’auteur (plus exactement: le texte) et son public. Ce dernier peut certes s’approprier la voix ou l’écrit comme il l’entend, encore qu’il importe de nuancer la marge de manœuvre laissée à la réception des œuvres, mais toute grande poésie, qu’elle soit apparemment facile d’accès ou supposée durablement hermétique, montre que la fusion des horizons du texte et des lecteurs n’est profonde et durable que si elle se confronte d’abord à une manière de non-communication ou, plus exactement, de communication différée. Ou si l’on préfère: l’appel en faveur d’une approche relationnelle au cœur de l’expression lyrique gagnera en force s’il accepte aussi de reconnaître l’envers de chaque création, qui se verra désigné ici de manière un rien métaphorique à l’aide de l’idée de «coupure».
2. Le lyrisme entre cassure et promesse
C’est dans une nouvelle de Jorge Luis Borges, «La Muraille et les livres» (Autres Inquisitions), qui commente la décision de l’empereur chinois Chi-Hoang-ti de faire construire la muraille de Chine au même moment où il faisait brûler tous les livres de l’empire, que l’on trouve la plus belle et forte évocation du pouvoir de pareille coupure. Voici la fin de ces quelques pages, qui décrivent le geste de l’empereur avant d’en risquer une explication plus universelle:
La muraille tenace qui en ce moment, et dans tous les moments, projette sur des terres que je ne verrai pas son système d’ombres est l’ombre d’un César qui ordonna qu’une nation respectueuse entre toutes brûlât son passé: le plus vraisemblable est que l’idée nous touche par elle-même, indépendamment des conjectures qu’elle permet. (Sa vertu peut résider dans l’opposition entre construire et détruire, sur une échelle énorme.) En généralisant un tel cas, nous pourrions en tirer la conclusion que toutes les formes ont leur vertu en elles-mêmes et non dans un «contenu conjectural». Cette conclusion concorderait avec la thèse de Benedetto Croce; déjà Pater, en 1877, affirma que tous les arts aspirent à la condition de la musique, qui n’est que forme. La musique, les états de félicité, la mythologie, les visages travaillés par le temps, certains crépuscules et certains lieux veulent nous dire quelque chose, ou nous l’ont dit, et nous n’aurions pas dû le laisser perdre, ou sont sur le point de le dire; cette imminence d’une révélation, qui ne se produit pas, est peut-être le fait esthétique. (Borges 673)
Dans le cas de l’empereur chinois, la coupure en question tient à ce que Borges appelle «l’opposition entre construire et détruire, sur une échelle énorme» (et il est vrai que cette opposition continue à nous remplir d’une frayeur proprement «sublime»). Toutefois, la puissance des coupures, des manques, des vides comme sources d’angoisse aussi bien que d’admiration, voire d’extase – toutes notions dont l’importance dans l’histoire de la poésie lyrique ne doit plus être répétée – tient non moins inextricablement aux efforts d’y mettre fin. Combler les lacunes, traverser les distances, rapprocher ce qui est disjoint, réunir après avoir séparé, font partie intégrante de la dialectique de la coupure et quand bien même nous savons un tel programme très difficile – il est toujours plus facile de séparer que de réunir –, sa réalisation est tout sauf impossible: de temps à autre, de manière souvent inattendue, brusque, éphémère, la coupure disparaît ou s’évanouit et ces moments d’épiphanie, pour reprendre une terminologie sans doute déjà trop usée, sont tout sauf absents d’une approche de la poésie lyrique sur le mode de la distance.
Il existe plus d’une façon d’aborder cette dialectique de la rupture et de l’unité. Dans le cadre d’une analyse de la poésie, il serait cependant dommage de ne pas privilégier une approche qui met en avant la dimension stylistique et rhétorique du problème. À cet égard, une des interventions les plus intéressantes est donnée par Judith Schlanger dans un ouvrage dont le titre, Trop dire ou trop peu: La densité littéraire, résume parfaitement les enjeux mais aussi les moyens de toute création poétique qui s’interroge sérieusement sur la question de la coupure et les manières d’en dépasser les aspects virtuellement négatifs. C’est en effet en maintenant ouverte la distance entre «trop» et «trop peu» que la parole poétique se révèle capable de produire sa plus grande efficacité – et le livre de Schlanger multiplie les exemples de telle tension créatrice.
Mais il est aussi possible d’aborder la question du point de vue de la narration (à moins de postuler bien entendu que récit et poésie lyrique relèvent de deux domaines et de deux modes littéraires résolument distincts, thèse aujourd’hui heureusement critiquée, cf. McHale). Faut-il rappeler ici qu’au cœur de tout récit se trouve un manque, celui de l’ «objet» qui génère et le désir du «sujet» et le parcours narratif destiné à produire la rencontre des deux, et que le récit vient à son terme dès que la rupture entre «sujet» et «objet» s’est vue comblée? Il est peut-être plus utile de rappeler une autre lecture narrative du grand thème lyrique qu’est la beauté, définie par Stendhal – dans un contexte il est vrai un peu différent, celui d’un traité sur l’amour – comme une «promesse de bonheur» (chapitre 17).1 Incontestablement le mot-clé est ici «promesse», qui situe la beauté, ou si l’on veut l’amour, dans un avenir peut-être jamais atteint, mais néanmoins vivement présent sous forme de promesse. La définition stendhalienne du beau, qu’il n’est pas interdit de lire aussi comme une définition du lyrisme, a une conscience aiguë de la coupure temporelle entre le bonheur, comme but et horizon, et promesse, comme état actuel qui à la fois frustre le sujet de quelque accomplissement à venir tout en lui faisant vivre déjà une expérience que rien ne pourra égaler. Risquons cette nouvelle définition: le lyrisme est cette promesse de bonheur, certes réalisable mais qui ne peut pas encore se réaliser maintenant; cette promesse n’est pas vaine, mais il n’est pas exclu qu’elle ne se réalise jamais; le bonheur de son côté est fonction de cette éternelle attente, de ce report, de cette absence, mais vers laquelle on peut déjà tendre la main.
Dans les pages qui suivent, je voudrais m’approcher de la notion de coupure d’une troisième manière encore, dont je pense qu’elle est vraiment au centre de ce qu’est la parole lyrique, à savoir la distance entre l’auteur ou l’auteure et ses lecteurs. Il n’y a pas de poésie lyrique sans écho de la part des lecteurs et la cassure de ce lien signifie la disparition de l’expérience poétique. Or, l’existence d’un tel public, au sens platement matériel du terme, constitue aujourd’hui un problème: pour chaque lecteur ou lectrice de poésie, il y a aujourd’hui dix poètes, masculins ou féminins, et le relatif recul de la poésie lyrique dans la société contemporaine, les performances néolittéraires faisant rituellement office de l’exception confirmant la règle, est lié avant tout à cette désaffection du public à l’égard d’un certain type de poésie, dont le lyrisme traditionnel est sans doute le meilleur exemple. La poésie lyrique moderne est donc obligée de partir à la recherche de nouveaux lecteurs et elle dispose de plusieurs stratégies pour aboutir à de vrais résultats.
3. Les «je» multiples du lyrisme
Les questions médiologiques jouent un rôle central dans ces efforts de repenser les rapports traditionnels entre auteurs et lecteurs, entre ceux et celles qui écrivent et le public qui revit l’expérience lyrique de manière indirecte, en lisant ou en écoutant le texte.
D’une part, on a vu se multiplier les tentatives de transformer la pratique ancienne de la lecture publique (dont les formes et les enjeux ont considérablement varié d’une époque à l’autre, comme l’analyse avec brio Vincent Laisney dans son étude En lisant en écoutant) en nouvelle forme de communication poétique. Non sans succès d’ailleurs, à tel point que la lecture publique est devenue une institution presque hégémonique, en train de supplanter le dialogue silencieux avec l’imprimé. La lecture publique contemporaine ne se limite pas à faire entendre une voix lyrique, elle cherche aussi à réduire la distance entre auteur et public, qu’elle réunit physiquement dans le même espace où l’un et l’autre communient – forme suprême de communication? – dans une même expérience «ici et maintenant». Ce hic et nunc de l’expérience lyrique, qui ne reproduit pas de manière publique une expérience privée antérieure mais qui le fait naître d’une rencontre unique, est évidemment une manière d’annuler, du moins théoriquement, la distance temporelle mais aussi spatiale que supposait la lecture traditionnelle, où l’on découvrait un texte déjà existant et écrit loin des yeux du public par un auteur lui aussi différent de celle ou de celui récitant le texte. Cette lecture publique refaçonne aussi le texte et la production de ce texte: au lieu d’être déterminé par les particularités des interfaces techniques (comme puissamment souligné par Perloff), le texte semble naître maintenant «sur place», même dans les cas où plusieurs adjuvants intermédiaux sont mis à contribution, par exemple quand les poètes lisent, créent, improvisent, en se faisant accompagner de sons, d’images et de lumières (la chose est devenue tout sauf rare, ce qui ne veut pas dire que tous les poètes s’y prêtent avec le même enthousiasme). Bref, le poème lyrique moderne n’est plus seulement lu. Pour trouver un public, il doit se faire lire, voir, entendre et performer, en direct mais aussi en dialogue avec plusieurs types d’écran (y compris sur scène). Le but de cette multiplication médiologique est l’immersion, qui semble être devenue une condition sine qua non de l’expérience lyrique moderne.
Il ne s’agit pas de critiquer cette évolution: elle est salutaire et le profit qu’en tire la poésie est immense. Mais il serait dangereux d’imposer la formule contemporaine à la totalité de la communication lyrique, dont certaines formes, parfaitement fonctionnelles et efficaces dans le régime de lecture traditionnel, fondé sur l’écart entre auteur et lecteur, ne s’accommodent pas facilement. À quoi bon forcer des poètes à performer, si leurs textes pâtissent de cette médiatisation en direct (pour une discussion des effets nocifs de la lecture publique vue et vécue par les auteurs mêmes qui en général s’en plaignent amèrement, voir Baetens, À voix haute)? Pourquoi généraliser coûte que coûte le régime oral de la poésie lyrique, quand on sait que la poésie moderne, disons depuis Mallarmé, se développe autant comme objet visuel que comme objet sonore? N’est-il pas temps d’envisager aussi les conséquences problématiques d’une telle monoculture, qui risque elle aussi, non moins que les formes vétustes ou poussiéreuses de communication lyrique, de détourner le lecteur – qu’on empêche de lire pour en faire un «participant»?
D’autre part, le désir de mettre entre parenthèses la coupure entre auteur et public va aussi de pair avec une redéfinition fondamentale du rôle du lecteur. Loin de n’être qu’un lecteur «actif», c’est-à-dire un lecteur qui recrée le texte lyrique à travers une lecture personnelle, le lecteur se voit sommé aujourd’hui de devenir littéralement le co-auteur du texte, voire se substituer à lui (ou à elle). La culture de la convergence médiatique est aussi une culture participative, qui brouille les frontières entre producteurs et consommateurs (pour reprendre la terminologie anglo-saxonne qui sous-tend le concept de prosumer).
Une fois de plus, cette évolution est en soi positive, ne fût-ce que par la mise en valeur du rôle du lecteur. Mais ici aussi, un minimum de scepticisme ne devrait pas perdre ses droits. Tout d’abord, il n’est pas inutile de se demander si la qualité des textes et performances produits en régime participatif possèdent les mêmes qualités que nous attendons de créations conventionnelles, écrites par un auteur «absent» pour un public «à venir». Ensuite, et ceci est tout sauf un détail, il importe de faire noter que l’essor de l’écriture participative est en contradiction flagrante avec la professionnalisation et l’institutionnalisation croissantes du «métier» de poète (qu’il suffise de penser ici à l’explosion de rencontres, de festivals, de prix, de bourses, de programmes de lecture, d’ateliers d’écriture, de résidences qui permettent à davantage de poètes de se passer de second métier, cf. Bonnet). Certes, les deux phénomènes se renforcent mutuellement, car le cahier des charges des poètes «pris en charge» par les institutions, publiques ou privées, spécifie très souvent l’organisation de tels événements participatifs, le professionnel servant d’intermédiaire ou d’accoucheur des envies d’écriture des amateurs. Mais ce dialogue est souvent à sens unique, car les professionnels continuent leur propre travail, leur «vrai» travail, en marge de ces activités collectives qui sont souvent vécues comme de pénibles pensums. Quant à la professionnalisation elle-même, ici aussi quelques réserves devraient rester de mise: elle conduit souvent à des créations non nécessaires, voire non voulues, mais hélas obligées par le contrat signé avec le bailleur de fonds (voir Baetens, Pour une poésie du dimanche pour un éloge de la déprofessionnalisation et du second métier – en poésie s’entend, car d’autres formes d’écriture ou d’expression artistique ne sont plus pensables en dehors du temps plein).
En résumé: les deux tendances de fond contemporaines, soit la fusion du poète et du public lors des performances et le brouillage des frontières entre producteurs et consommateurs dans la culture participative, peuvent être décrites comme autant de tentatives de dépasser une rupture qu’on accuse de tous les maux dans la poésie lyrique au sens général du terme. Chacune de ces évolutions a certes des effets bénéfiques sur le lyrisme aujourd’hui. Mais l’insistance sur l’ici et maintenant de l’expérience lyrique et la mise en sourdine de la tension créatrice entre le texte à découvrir et l’acte de lecture qu’il rend possible méritent d’être interrogées critiquement. Paradise now, pour paraphraser les célèbres performances du Living Theater, n’égale pas cette «promesse du bonheur», qui n’est pas moins essentielle au texte lyrique. Rappelons à cet égard ces paroles de Paul Valéry, dans une de ses nombreuses réflexions sur l’acte créateur:
Ce qui est très important, c’est que ces deux transformations – celle qui va de l’auteur à l’objet manufacturé, et celle qui exprime que l’objet ou l’œuvre modifie le consommateur – sont entièrement indépendantes. Il en résulte qu’elles ne doivent être pensées que séparément. […] Tout ce que l’artiste peut faire, c’est d’élaborer quelque chose qui produira dans l’esprit étranger un certain effet. Il n’y aura jamais moyen de comparer exactement ce qui s’est passé dans l’un et dans l’autre; davantage: si ce qui s’est passé dans l’un se communiquait directement à l’autre, tout l’art s’écroulerait, tous les effets de l’art disparaîtraient. Il faut l’interposition d’un élément impénétrable et nouveau qui agisse sur l’être d’autrui pour que tout l’effet de l’art, tout le travail demandé au patient par le travail de l’auteur puisse se produire. Créateur est celui qui fait créer. (875)2
La discussion sur l’écart au cœur de la poésie lyrique dépasse cependant la question de l’absence ou présence physique des auteurs et des auditeurs. Elle touche aussi à ce qui est sans doute l’élément fondamental du lyrisme, à savoir le pronom «je», mot à l’origine de la faille la plus essentielle du discours lyrique. En tant qu’embrayeur (shifter), «je» est en effet un mot dont le sens varie en fonction du contexte et de l’usage. Certes, le mot «je» renvoie à la personne qui l’emploie, mais dans le cas d’un poème lyrique le «je» du texte peut être utilisé par le nombre illimité des lecteurs possibles: le «je» de «je est un autre», par exemple, ne renvoie pas seulement au poète Arthur Rimbaud, auteur du texte, mais au «je» de tous les lecteurs et de toutes les lectrices qui peuvent – non: qui doivent! – se l’approprier au cours de leur lecture (et cette lecture n’a en principe rien de «naïf»: les lecteurs n’oublient jamais qu’ils sont en train de lire un texte écrit par quelqu’un d’autre).
Cette disponibilité sémantique du pronom «je» est une part essentielle de l’approche du discours lyrique en termes d’écart et de séparation et elle a des conséquences sur l’écriture même des textes. En effet, si le poète est soucieux de communiquer son expérience lyrique, il devrait s’interdire de composer un texte trop «individuel» qui résiste à l’appropriation par les lecteurs. Pour la même raison, ce même poète devrait également cesser de croire à l’idée que sa voix est tellement «unique» que cela suffit pour que les lecteurs puissent l’accueillir comme l’expression d’une voix «universelle». Ajoutons-y que presque toutes les conceptions modernes de la poésie (et peut-être de la littérature et de l’art en général) attachent aujourd’hui un grand prix à la reconnaissance de l’autre, quelle que soit la manière dont on définit son altérité, et que l’idée d’imposer le «je» de l’auteur aux multiples «je» des lecteurs est perçue comme présomptueuse, pour ne pas dire plus. Dit autrement: dans un contexte qui valorise la différence, il est indispensable que le «je» du poète ne fasse pas obstacle, ne fût-ce que le temps d’une lecture, aux multiples «je» des lecteurs (mais nous savons que le temps d’une lecture réussie se prolonge indéfiniment, car la poésie est capable de changer la vie).
La question de la coupure lyrique change ainsi de nature. Elle n’est plus de la juger en elle-même, que ce soit pour la regretter ou au contraire s’en féliciter. Elle est maintenant de savoir quelles stratégies on peut développer pour échapper à la tyrannie de la voix individuelle, tout en évitant de tomber dans les généralisations commodes sur l’université du lyrisme ou l’altérité au sein de soi-même. La question se pose ainsi en des termes de composition et de rhétorique. À cet égard, il me paraît possible de distinguer trois types d’écriture, qui se combinent entre eux et que je voudrais illustrer à l’aide d’un bref exemple.
4. Rhétoriques du lyrisme
La première stratégie est celle de l’objectivisme. Le je lyrique s’incline devant l’objet lyrique, qui invite à moduler le style en fonction de ce qui se décrit. Telle est la grande leçon de Ponge dans My Creative Method: une rhétorique par objet. Pareil objectivisme n’est pas l’ennemi du discours lyrique, il en est le meilleur complice quand il s’agit de rapprocher le lecteur de l’auteur. Par ailleurs, c’est aussi le moyen idéal d’élargir le spectre thématique du lyrisme, qu’il faut veiller à ne pas réduire aux seuls sentiments du vécu du poète. Dans la poésie lyrique, tous les sujets sont bons à être abordés, y compris ceux que la tradition écarte d’emblée comme peu poétiques. L’inlassable retour sur les micro-épiphanies qui prolifèrent dans les textes, issues des ateliers de creative writing en est le triste contre-exemple. Ou si l’on préfère: le lyrisme de demain sera (aussi) «objectiviste» ou ne sera pas.
Une seconde stratégie est celle de l’écriture en collaboration, au sens fort du terme d’écriture à quatre (six, huit…) mains, fruit de l’échange entre auteurs de même niveau. Cet idéal de coécriture, mieux représentée en prose qu’en poésie (Lafon et Peeters), pourrait s’intéresser à certaines formes d’ «auteur complet» en bande dessinée. En principe, l’auteur complet désigne l’agent qui cumule les deux grands rôles de scénariste et de dessinateur, mais il arrive qu’un dessinateur et un scénariste qui travaillent ensemble procèdent à toutes sortes d’échanges, le scénariste contribuant au graphisme et à la mise en page, le scénariste intervenant dans la gestion du récit. La véritable écriture en collaboration devrait être cela: non un collage ou un montage de fragments faits par des individus, mais le croisement de deux styles, de deux compétences, de deux imaginaires. C’est le projet que Domingo Sánchez-Mesa et moi-même sommes actuellement en train de terminer dans un livre à la fois plurilingue et plurimédial.3 Dans ce texte écrit en commun, la première personne du singulier est une voix fort individuelle, mais qui ne renvoie aucunement au «je» d’un des auteurs (il n’est pas sans rapport, en revanche, et c’est là une forme d’objectivisme, avec le «je» des personnages imaginaires dont il réimagine le vécu).
La troisième grande stratégie est l’adoption de voix déjà existantes, comme par exemples dans les poèmes-conversations d’Apollinaire ou, plus radicalement, dans les multiples formes de détournement comme on en trouve, entre Lautréamont et les Situationnistes, chez un auteur comme Paul Nougé, notamment dans sa «réécriture» d’auteurs dans la revue Correspondance (1924-1925), dont le résultat était «retourné à l’expéditeur» (voir Baetens et Kasper pour une analyse de Correspondance dans la perspective du mail art avant la lettre).
Mais voici, pour terminer, un exemple qui regroupe plusieurs des manœuvres distinguées ci-dessus. Antologíatraducida («Anthologie traduite», 1963) est une œuvre moins connue, en tout cas jamais traduite, de l’écrivain et scénariste Max Aub (1903-1972), dont on retient surtout la collaboration avec Buñuel dans ses années mexicaines. Le livre se présente comme un recueil de poèmes dont l’ambition est de couvrir toutes les langues et toutes les périodes de la littérature mondiale (certes dans une perspective assez ibéro-américaine, d’où la surprésence de créations juives et arabes). Cependant, aucun des textes du recueil n’est «authentique»: Aub en est le seul auteur, mais il a pris soin de les attribuer, à quelques exceptions près, à des poètes de son invention. Le procédé de l’attribution est ancien (cf. Puech et au fond presque tous les livres de cet auteur), mais l’usage qu’en fait Aub est d’une grande originalité. Son anthologie imaginaire se construit en effet sur le mode de l’autoportrait indirect, par poèmes attribués interposés. La plupart des textes, dont l’ensemble explore la totalité des styles et des sensibilités que nous associons au discours lyrique, abordent des sujets et des émotions hautement personnels et subjectifs comme la nostalgie, mais dans beaucoup de cas le ton se rapproche de formes d’écriture peu attestées dans le lyrisme: philosophie, droit, économie, journalisme, science. De cette manière Max Aub ouvre la boîte noire du discours lyrique pour en élargir la palette, tout en réinventant aussi le registre autobiographique. Autrement dit: on trouve ici un beau mélange d’objectivisme, d’écriture en collaboration et d’altérité radicale, mais sans que le résultat ne devienne bizarre ou artificiel, comme si Aub, tout en se montrant comme poète en exil privé de sa propre voix, nous faisait comprendre ce que nous avons perdu en limitant la poésie lyrique à la seule expression des sentiments individuels du poète même.
Le travail de Max Aub est aux antipodes de l’épiphanie subjectiviste que tant de voix lyriques contemporaines tentent de communiquer désespérément. Son livre est pourtant un exemple superbe de ce que peut faire et signifier le lyrisme à partir du moment où on accepte de l’approcher en termes d’écart, d’absence, de rupture, enfin de promesse (forcément de bonheur). Son horizon est celui de la parole transindividuelle, libérée de tout ancrage formel ou générique contraignant et prête à circuler d’une langue, d’un monde, d’une tradition à l’autre. Une telle migration n’est pas perte de lyrisme, mais lyrisme suprême.
- Les amateurs de poésie sont invités à comparer les mots de Stendhal au célèbre vers inaugural de l’Endymion de John Keats (1818), une fois de plus abstraction faite une fois de plus de tout ce qui les distingue en termes historiques et culturels: «A thing of beauty is a joy for ever».
- Mes plus sincères remerciements à Annick Ettlin-Leuper (Université de Genève) pour avoir attiré mon attention sur ce passage capital.
- Frankenstein 1973-2018. PU Grenade, 2020. Cette oeuvre bilingue comprend aussi le «remix» d’une série de photogrammes empruntés au film qui a inspiré la collaboration, L’Esprit de la ruche de Victor Erice (1973).