L’idée du lyrique telle que nous la connaissons à présent naît dans la deuxième moitié du XVIᵉ siècle et devient hégémonique entre la deuxième moitié du XVIIIᵉ siècle et la première moitié du XIXᵉ. Dans la culture antique et classiciste, le lyrique est à la lettre la poésie chantée au son de la lyre et, par extension, la poésie silencieuse qui se rattache de façon plus ou moins directe aux mètres et aux formes de cette tradition. À partir de la deuxième moitié du XVIᵉ siècle, le lyrique devient une des trois grandes catégories dans lesquelles on classe la poésie (c’est-à-dire la littérature), les autres étant l’épique (à savoir celle narrative) et le dramatique (à savoir le théâtre). Le terme «lyrique» commence ainsi à définir toute forme de poésie subjective. Le changement du mot est un prélude du changement de la chose. À l’époque romantique naît un nouveau modèle d’autobiographisme poétique qui réduit la distance entre la personne littéraire publique et la personne privée, et qui s’ajoute aux modèles prémodernes. Cet article reconstruit brièvement l’histoire de ces deux métamorphoses parallèles.
1. Histoire des concepts
Le sens du mot «lyrique» a beaucoup évolué au cours des siècles. La culture grecque et latine appelait ainsi la poésie chantée avec la lyre et, par métonymie, la poésie destinée à la lecture silencieuse qui s’inspirait, dans les thèmes et dans les mètres, de la tradition de la poésie accompagnée par les instruments à cordes; la culture moderne appelle de cette façon la poésie subjective, les textes dans lesquels un «je» parle de contenus personnels dans un style qui se veut personnel. Depuis l’affirmation de la deuxième acception, le mot «lyrique» est devenu une catégorie typologique générale qui peut être appliquée rétrospectivement même à la littérature ancienne. C’est ce que je ferai moi-même, mais seulement après avoir reparcouru l’histoire des concepts.
Le terme lyrikoi fait sa première apparition à l’époque alexandrine, entre le IIIᵉ et le IIᵉ siècle av. J.-C., pour désigner neuf poètes: Alcman, Sappho, Alcée, Stésichore, Ibycos, Anacréon, Simonide, Pindare et Bacchylide. Employé au début pour identifier les auteurs du corpus des œuvres appelé melike poiesis, le terme a progressivement substitué le plus ancien melopoios; à partir du Ier siècle av. J.-C. l’œuvre des lyrikoi commença à être appelée lyrikoi poiesis, «poésie chantée au son de la lyre» (Färber 11; Pfeiffer 290). Les dialogues de Platon contiennent plusieurs références aux melopoioi et à la classe des textes que l’on appelle melon poiesis, ou plus souvent melos et mele (Platon, Gorgias, 449d; République, X, 607a; Lois, III, 700a). Dans un passage des Lois nous repérons une liste des sous-genres lyriques: hymnes, péans, threnoi, dithyrambes, nomoi (Platon, Lois, III, 700b). Les termes employés nous font comprendre que le critère commun au melos est le lien avec la musique, le chant et la danse; de l’étude des témoignages qui nous sont parvenus nous déduisons que la division en sous-genres correspond à des critères publics, sociaux et objectifs, comme c’est toujours le cas dans la littérature ancienne: le but du discours, la divinité à laquelle le texte était dédié, la métrique, la chorégraphie, le dialecte, le genre de mélodie (Färber 4; Rossi 74-5). Lorsque la poésie ancienne a perdu son lien avec la musique, le concept de lyrique a continué à identifier les textes qui poursuivaient idéalement, autant au niveau du contenu que de la forme, l’histoire de la poésie chantée au son de la lyre.
Au cours des derniers siècles, le mot a acquis un sens complètement différent. Cette métamorphose coïncide avec la naissance d’une théorie des genres selon laquelle les textes qui composent le territoire de la littérature italienne appartiendraient à trois larges groupes: l’épique (ou narratif), le dramatique et, justement, le lyrique. Ce dernier n’indique plus la poésie qui descend de celle qui jadis était chantée au son de la lyre, mais un grand genre synthétique dans lequel différentes formes d’écriture subjective se fondent, c’est-à-dire les œuvres (en grande partie en vers) dans lesquelles un «je» exprime des contenus très personnels dans un style qui s’éloigne beaucoup du degré zéro de la prose: pensées, sentiments, états d’âme. Selon l’une des versions de cette théorie les plus influentes, le lyrique montre «le subjectif, le monde intérieur, les sentiments, les contemplations et les émotions de l’âme; au lieu de retracer le développement d’une action, son essence et son but final sont l’expression des mouvements intérieurs de l’âme de l’individu»1 (Hegel 1372-73). Autrement dit, il s’agit d’un genre centré sur le «je», un genre égocentrique.
La nouvelle acception et le système des genres modernes font leur première apparition autour de 1550 et en Italie. Le premier qui les a introduits de façon non équivoque est Minturno, qui dans ses traités De poeta (1559) et L’arte poetica (1564) proposa pour la première fois la distinction entre épique, scénique et mélique (ou lyrique), et essaya d’interpréter les formes mineures comme variantes des trois classes (voir Behrens 71 et 85). Toutefois, même si les catégories apparaissent à cette époque, ce n’est que pendant la deuxième moitié du XVIIIᵉ siècle que les nouvelles idées deviennent hégémoniques. Le changement des concepts entraîne aussi une modification du regard porté sur la poésie du passé. Dans le système des genres codifié par la rhétorique et par la poétique ancienne, qui a été transmis à la culture médiévale et ensuite aux littératures classicistes de l’Humanisme et de la Renaissance, le lyrique, au sens étroit, n’a rien à voir avec l’élégie, l’épigramme et l’ïambe. Sappho, Pindare et l’Horace auteur des Odes sont des poètes lyriques; le Catulle qui écrit des épigrammes et des distiques élégiaques ou le Properce des élégies ne le sont pas, et un critère de degré supérieur qui puisse regrouper tous ces auteurs dans une famille unique n’existe pas. En revanche, à partir de la deuxième moitié du XVIᵉ siècle, le mot lyrique est employé de façon authentiquement typologique afin d’identifier les poèmes dans lesquels une première personne parle de soi. Désormais, Sappho, Pindare ou Horace, mais aussi Catulle, Pétrarque et Leopardi, sont des poètes lyriques; désormais, le passage du lyrique ancien à moderne coïncide avec l’histoire de la poésie subjective.
À partir de l’époque romantique, la forme lyrique conquiert une hégémonie visible sur le genre littéraire de la poésie moderne. Les œuvres qui de nos jours sont classées comme «poésie» dans les librairies contiennent des textes brefs dans lesquels un «je» raconte des contenus subjectifs dans un style qui se veut subjectif. À partir du moment où le lyrique acquiert une position centrale, l’écriture en vers de type didactique ou didactique propre de l’essai est repoussée aux marges de l’espace littéraire. Cela explique la diffusion de l’habitude d’utiliser les termes «prose» et «poésie» comme synonymes de «fiction» et de «lyrique», ou bien l’habitude de superposer les concepts de «poésie moderne» et de «lyrique moderne» selon l’usage que Friedrich Hugo a essayé de légitimer dans un livre aussi fameux que contestable2.
2. Lyrique et subjectivité
Nous pouvons tracer l’histoire de la question précisément à partir de l’histoire du mot et interpréter le changement des termes comme le symptôme d’un changement des œuvres. Les lettrés italiens de la deuxième moitié du XVIᵉ siècle ont inventé le concept moderne de lyrique afin de résoudre un problème théorique qui naissait des changements qui s’étaient produits dans la poésie. Le classicisme de la Renaissance avait en effet hérité d’un système des genres qui ne lui permettait pas de classer le texte le plus important de la littérature vulgaire italienne, le Canzoniere de Pétrarque. Dans un passage de la Poétique d’Aristote très commenté au XVIᵉ siècle, nous lisons que le poète devrait éviter de parler à la première personne; en termes plus généraux, la notion de mimesis qui émerge des œuvres de Platon et d’Aristote est centrée sur le récit d’actions visibles qui se vérifient dans un espace public, et elle est méfiante envers le récit de la vie intérieure; de plus, la poétique et la rhétorique anciennes, comme nous le savons, ne possédaient pas un concept équivalent à celui de lyrique dans son acception moderne. Dans la poésie grecque et latine, les formes de la poésie subjective sont classées en sous-genres qui correspondent à la fonction publique du texte: louer, raconter une histoire d’amour, pleurer la mort d’une personne, attaquer un adversaire, et ainsi de suite.
Or l’œuvre de Pétrarque s’accorde mal avec les concepts hérités de la culture classique, parce que son identité ne relève pas d’un mètre ou d’un thème unitaire, mais de la présence d’un «je» poétique qui raconte une histoire autobiographique. Le poids dont se chargent les événements personnels dans le Canzoniere impose un changement des catégories. Les théoriciens italiens du XVIᵉ siècle perçoivent la nouveauté de Pétrarque, et ils cherchent à l’insérer dans le système de la poétique ancienne: à cette fin, ils doivent inventer des nouveaux concepts taxonomiques. Mais pourquoi le Canzoniere engendre cette tension? Et, en termes plus généraux, comment le rapport entre l’écriture en vers et l’autobiographie a évolué au cours des siècles? Quelle est l’histoire de longue durée de la poésie subjective?
La littérature des deux derniers siècles nous a accoutumé à un type d’autobiographisme qui, dans les époques précédentes, s’était manifesté seulement de façon occasionnelle. Étant plongés dans l’horizon d’attente contemporain, nous considérons aujourd’hui qu’il est normal qu’un poète nous montre les minuties contingentes de sa propre vie sans stylisations: les moindres détails biographiques, pensées extemporanées, associations mentales, idiosyncrasies. Le charme de beaucoup de poèmes contemporains est justement lié au masquage et au dévoilement de cette accidentalité quotidienne, menue, diaristique, tellement intime qu’elle produit des effets d’indéchiffrabilité. Si je lis:
Addii, fischi nel buio, cenni, tosse E sportelli abbassati. E’ l’ora. Forse Gli automi hanno ragione. Come appaiono Dai corridoi, murati! …………………………………………. - Presti anche tu alla fioca litania del tuo rapido quest’orrida e fedele cadenza di carioca? (Montale 137)
Je peux deviner la scène, mais je ne peux pas en saisir toutes les nuances. Il est en effet évident que la communication établie entre le «je» et le «tu» de la poésie a un caractère privé; elle fait allusion à un fond que les deux personnes connaissent et que le lecteur ne peut qu’entrevoir. Même: le charme du texte réside précisément dans cette dialectique entre ce qui se découvre à l’égard public et ce qui reste dans l’espace privé. Une telle ouverture à la contingence subjective, dépourvue d’exemplarité et de sens ultérieurs de portée universelle explicite, est rare dans la poésie prémoderne. Celui qui dit «je» n’est pas une personne biographique déterminée mais une personne collective générique, un «je» fongible qui vit d’expériences individuelles (car prononcées par une première personne singulière), mais pas individuées (car indistinctes et emblématiques). D’ailleurs la présence d’un sujet lyrique n’est pas une garantie en soi de la présence d’un sujet réel, comme le savent ceux qui étudient la poésie grecque archaïque, la poésie médiévale et la poésie populaire improvisée, depuis toujours accoutumés à voir dans le personnage qui dit «je» un stéréotype qui n’a pas de correspondances avec un nom propre. Les expériences évoquées dans la poésie grecque archaïque, dans le lyrisme sicilien ou bien dans la poésie extemporanée et accompagnée par la musique qui fleurit dans les cours du XVIIIᵉ siècle en Europe sont en fait typiques et s’adaptent sans effort à une pluralité de premières personnes réelles. Si je lis:
Diamante, né smiraldo, né zafino, né vernul’altra gema prezïosa, topazo, né giaquinto, né rubino, né l’aritropia, ch’è sì vertudiosa, né l’amatisto, né ’l carbonchio fino, lo qual è molto risprendente cosa, non àno tante belezze in domino quant’à in sé la mia donna amorosa. E di vertute tutte l’autre avanza, e somigliante [ a stella è ] di sprendore, co la sua conta e gaia inamoranza, e più bell’e(ste) che rosa e che frore. Cristo le doni vita ed alegranza, e sì l’acresca in gran pregio ed onore (Da Lentini 356)
Je me trouve face à une situation canonique de lyrisme amoureux médiéval: la louange de la bien-aimée à travers les comparaisons avec des choses belles, dans ce cas des pierres précieuses. En l’absence de détails qui nous aident à définir l’individualité de la femme et de l’amant, l’histoire, les personnages, les passions que le texte présente sont sérielles, topiques. Si nous voulons donner un nom aux textes conçus de cette façon, nous pourrions recourir au terme que les philologues romans d’école allemande utilisent pour définir la poésie des troubadours: Gesellschaftslyrik, lyrique de société3. La société est le contexte dans lequel naît et s’accroît une telle poésie, composée pour amuser un public déterminé et presque toujours accompagnée par la musique.
Toutefois, parmi les modèles autobiographiques, la Gesellschaftslyrik n’est pas la seule alternative au modèle qui s’est imposé au cours des derniers siècles. Quand Paul Allen Miller écrit qu’«il faut distinguer l’ego de Catulle, le Je de «Je est un autre» ou le self de «Song of Myself», dans le contenu comme dans la fonction poétique, de l’ego des poètes grecs de l’époque archaïque» (Miller 3), il trace une limite péremptoire dans l’histoire de la poésie ancienne et souligne la naissance d’une nouvelle première personne littéraire. Dans la littérature latine du Ier siècle av. J.-C. se répand un nouveau modèle d’écriture en vers fondé sur un «je» personnel, sur un nom propre distingué de la communauté et replié sur lui-même, comme celui que l’on rencontre dans l’œuvre de Catulle, des élégiaques, d’Horace et d’Ovide (Miller 4). Après presque deux siècles de Gesellschaftslyrik érotique, la poésie du Moyen-Âge connaît une transformation similaire avec la Vita nuova de Dante et avec le Canzoniere de Pétrarque, deux œuvres qui introduisent dans le champ de la poésie amoureuse deux expériences individuées et non sérielles (voir Giunta 386). La nouveauté des issues et la force du modèle font du Canzoniere l’exemple décisif; un livre qui ne raconte pas l’histoire indéfinie de deux amants génériques, mais qui se concentre sur l’histoire, éthique et psychologique, d’une première personne ayant un nom propre et une identité déterminée, et qui en faisant cela transforme en un espace introspectif l’espace implicitement théâtral du lyrisme érotique roman, dominé par le rapport entre l’amour et les personnages fixes de l’amant et de la bien-aimée (voir Santagata, Dal sonetto al canzoniere 131; I frammenti dell’anima; Pétrarque LIV).
Mais s’il est vrai que le «je» de Catulle et de Pétrarque diffère de celui du lyrisme archaïque grec, il est tout aussi vrai que le sujet du Liber ou du Canzoniere n’est pas encore celui de Rimbaud ou de Whitman. Dans la poésie de Catulle et de Pétrarque, l’influence des biographies est encore filtrée par des structures transcendantales qui soumettent la contingence de la vie à des filtres publics. Le filtre le plus important est celui des lois de genre: alors que les poètes lyriques modernes essaient d’être eux-mêmes dans tout ce qu’ils écrivent, le «je» d’Horace change suivant que l’on lise les Satires ou les Odes: autrement dit, la convention littéraire vient avant toute authenticité présumée. Un deuxième filtre est représenté par le caractère exemplaire dont se charge l’autobiographisme dans la culture européenne prémoderne. Si, dans la culture ancienne, l’exigence d’universalité était inscrite dans les choix de genre, la culture chrétienne, comme nous le savons, comporte la naissance d’un nouveau type d’autobiographie qui raconte les histoires privées d’individus communs en les transformant en exempla. Le lyrisme italien entre la Vita nuova et le Canzoniere doit une partie de son originalité à cette matrice. Par l’emploi de noms propres précis et la référence à des situations biographiques individuées, Dante et Pétrarque rompent avec les habitudes de lecture médiévales; néanmoins dans leurs œuvres le récit des histoires subjectives assume un caractère clairement universel, précisément comme dans les grands modèles autobiographiques chrétiens que Dante et Pétrarque retenaient, respectivement Boèce et Augustin (voir Santagata, I frammenti dell’anima et Carrai). De plus, le Canzoniere transmet à la poésie européenne des siècles suivants un exemple de lyrique fondée sur la censure des détails de l’expérience qui sont trop contingents, menus, singuliers. Ce modèle aura un énorme succès dans l’Europe entière. Dans un fameux essai, Contini lui a donné une définition en inventant une formule incisive: «autobiographisme transcendantal» (autobiografismo trascendentale) (Contini 178). Le Canzoniere raconte une histoire subjective mais clairement allégorique, assemblée par l’ajustement des données de la réalité afin de construire un itinéraire exemplaire, augustinien et stoïque, qui mène le personnage des erreurs de la jeunesse jusqu’à la sagesse de la maturité. Celui qui parle a certainement une identité individuelle et raconte des faits autobiographiques, comme quand il loue la famille de ses protecteurs, ou comme quand il insère dans la structure du recueil des poésies d’occasion; et toutefois la signification de sa vie ne se réduit jamais exclusivement à lui-même, car les expériences évoquées restent toujours universellement humaines. Leur indétermination est en fait une garantie de généralité, la première personne voudrait presque devenir un exemplum en se rendant fongible par la spoliation des traits trop individués et par la transformation en un sujet typique, et pour cette raison emblématique (Pétrarque LXXI). Cette catégorie se prête à un usage théorique plus large et l’on peut appeler transcendantale toute forme d’autobiographisme fondée sur une personne poétique précise (donc différente du «je» typique, fongible, de la Gesellschaftslyrik), une forme qui est toutefois rendue exemplaire par le filtre des lois de genre, par une intention allégorique explicite ou par la censure des détails contingents de l’histoire. Par analogie kantienne, on peut appeler empirique l’autobiographisme qui se propage durant les deux derniers siècles – celui que l’on retrouve chez Whitman, chez Rimbaud ou dans le mottetto de Montale. Il existe donc trois sortes de lyrique: le lyrique de société, le lyrique autobiographique transcendantal et le lyrique autobiographique empirique. Il ne faut évidemment pas interpréter ces catégories comme des essences rigides, mais comme des niveaux d’une échelle graduée. Et leur place dans l’histoire doit à son tour être envisagée de façon fluide, non seulement parce que l’on peut aisément trouver des passages de Catulle, d’Horace et de Pétrarque qui devancent l’autobiographisme empirique de la poésie moderne, mais aussi parce que les formes dont on a parlé peuvent parfaitement vivre ensemble. Cela dit, l’histoire de longue durée de notre forme littéraire, considérée dans son rapport avec la biographie, montre des tournants significatifs. Le premier a lieu au Ier siècle av. J.-C. dans la culture latine: le «je» qui émerge de la poésie de Catulle a une qualité différente par rapport au «je» social de la poésie précédente; son discours, même s’il reste soumis aux lois de genre, est clairement autobiographique. Une transformation similaire a eu lieu dans les littératures vulgaires entre la Vita nuova et le Canzoniere, quand Dante et Pétrarque ont introduit dans les conventions du lyrisme d’amour médiéval des noms propres et des histoires personnelles précises, bien qu’exposées de façon telle à surdéterminer les contingences biographiques menues et à créer des exempla. Ce fut justement pour décrire la nouveauté d’un texte comme le Canzoniere que les théoriciens italiens de la deuxième moitié du XVIᵉ siècle inventèrent un nouveau système de genres. Enfin, la rupture la plus importante pour nous, qui vivons entre le XXᵉ et le XXIᵉ siècle, a eu lieu à l’époque romantique, quand les détails les plus menus et diaristes de la vie individuelle ont acquis un espace et un poids qu’ils n’avaient jamais eu dans la poésie précédente. De ce tournant prit naissance ce qu’on appelle aujourd’hui le lyrique moderne.
3. Les innovations stylistiques du lyrique moderne
Mais l’introduction de la contingence biographique n’est pas le seul changement déclenché par le développement du lyrique moderne; le style de la poésie est l’objet d’une transformation analogue. À l’époque romantique se répand une idée critique qui influence encore aujourd’hui nos interprétations. Le lyrique, en tant que genre du «je», impliquerait, avec les mots d’Hegel, «la spiritualisation [de la forme] par le sens interne» («la spiritualizzazione [della forma] ad opera del significato interno»; notre trad.; Hegel 1505); à la subjectivité du contenu correspondrait la subjectivité du style (Hegel 1504). Nous pouvons débattre si ce topos critique vaut pour le lyrisme antique; il aide sûrement à décrire certains traits fondamentaux du lyrique moderne. Si les contenus de notre genre deviennent privés, la forme suit une évolution parallèle. Nous le voyons en réfléchissant à comment se transforment, entre l’époque romantique et l’âge des avant-gardes historiques, les éléments fondamentaux du style: le mètre, la syntaxe, le lexique et les tropes.
La métamorphose la plus évidente vécue par la poésie européenne pendant les derniers siècles est probablement l’invention du vers libre. Le droit de couper les vers librement brise une habitude de très longue durée et introduit une nouveauté stylistique révolutionnaire. Jusqu’à la crise des règles prosodiques, la poésie était une scansion régulière qui était superposée à une oratio soluta de degré zéro: elle était le sermo merus corrigé par le pede certo de la métrique, comme l’écrit Horace en parlant de la comédie (Horace, vv. 45-48); la diction personnelle rythmée par le clavier public des vers réguliers, comme l’écrit Mallarmé4. Bien que les détails de la règle changent dans le temps, bien que les critères de calcul soient plus ou moins rigides suivant les littératures et les époques, pendant des millénaires le principe n’a pas changé: peu importe le mètre qu’on choisit, tout le monde doit savoir comment le vers est fait et quand on va à la ligne. Au contraire, la métrique libre remplace avec une diction purement privée la norme publique et autorise le poète à aller à la ligne selon son oreille individuelle, comme l’écrit Mallarmé.
Les règles commencent à vaciller déjà au cours de la deuxième moitié du XVIIIᵉ siècle, quand la prose rythmique des Canti di Ossian (1765) bouleverse les habitudes des lecteurs et des écrivains, quand certains poètes britanniques commencent à imiter la métrique irrégulière de la Bible anglaise et quand quelques poètes allemands adoptent des schémas prosodiques fluides, les Freie Rythmen. Mais si les premiers changements remontent à cette époque, c’est seulement pendant la deuxième moitié du XIXᵉ siècle que la crise métrique prend l’aspect d’une véritable révolution, comme cela arrive dans la littérature de langue anglaise après que Whitman, avec les Leaves of Grass (1855), a détruit toute forme de régularité prosodique, et dans la poésie française après que la revue La Vogue, au milieu des années 1880, a lancé la mode du vers libre (voir Gasparov 303; Steele; Scott). D’habitude on attribue l’origine du vers libre à Lucini, qui dans les années 1890 viola de façon systématique les règles (voir Bertoni 100). Le sens de ce tournant formel fut tout de suite évident pour les poètes qui en premier le pratiquèrent. Whitman écrit que le vers régulier descend de l’«étiquette littéraire et sociale du féodalisme», alors que le vers libre appartient à la nouvelle muse américaine et à la morale de l’individualisme démocratique (1056).[/efn_note]; Mallarmé relie la révolution métrique à l’«inexpliqué besoin d’individualité» qui caractérise l’époque moderne (867).[/efn_note].
Le renouvellement du lexique est tout aussi radical. Pendant des millénaires le vocabulaire du lyrique, comme le langage de presque tous les genres en vers, a gardé ses distances de la prose et du langage employé normalement dans la vie quotidienne. En lisant l’incipit:
Sempre caro mi fu quest’ermo colle E questa siepe, che da tanta parte Dell’ultimo orizzonte il guardo esclude (Leopardi 271)
Nous rencontrons au moins deux mots («ermo», «il guardo») que nous n’aurions très probablement jamais rencontrés dans un texte autobiographique contemporain écrit en prose. Une des œuvres les plus importantes du lyrique romantique européen sont les Lyrical Ballads de Wordsworth et Colerdige (1798). Lors de leur publication, en 1800 et en 1802, elles furent introduites par une longue préface, écrite exclusivement par Wordsworth, dans laquelle on réfléchissait sur les choix lexicaux des poètes lyriques. En reprenant une théorie qui remonte à la Scienza nuova de Vico, Wordsworth soutient que les premiers poètes écrivaient dans un langage audacieux et figuré, comme il convenait aux hommes animés par des passions vraies et puissantes. À cette époque primitive et naturelle, toutefois, suivrait une époque froide et littéraire, dans laquelle les sentiments perdent leur force et les poètes, désireux de produire le même effet des auteurs anciens sans ressentir les mêmes passions, recourent à un lexique maniéré et artificiel que Wordsworth baptise poetic diction. Le nouveau lyrique romantique a le devoir de détruire cette rhétorique et de récupérer le langage que les hommes emploient dans la vie quotidienne, en lui redonnant de la force avec le sentiment (Wordsworth 314).
Si la théorie de la poésie primitive nous apparaît aujourd’hui mythologique, le concept de poetic diction est au contraire utile pour comprendre la métamorphose que le lexique de la poésie européenne a subi au cours du XIXᵉ siècle, pendant une transformation qui avance avec divers degrés de vitesse selon les différentes littératures nationales. Si jusqu’à ce moment une convention devenue deuxième nature imposait aux poètes d’écrire dans un langage littéraire différent de celui de la prose, entre le Romantisme et l’âge des avant-gardes historiques les poètes européens conquièrent le droit d’écrire en employant les mots qu’ils voulaient. En Italie, par exemple, la poetic diction du lyrique prémoderne commence à s’effriter déjà avec les scapigliati et les véristes, mais la vraie révolution s’accomplit avec Pascoli, qui introduit en poésie une quantité considérable de mots quotidiens ou sectoriels, en réduisant la distance qui écarte la langue du lyrique de la langue de la prose. Après cette rupture, en théorie, les poètes sont libres de choisir leur lexique; et si certains poètes rétablissent la séparation du lyrique, d’autres exaltent le mélange des registres.
Même la syntaxe de la poésie lyrique moderne conquiert de nouvelles possibilités. Dans la construction des phrases simples comme dans celles des compositions, la poésie prémoderne adopte une diction publique et régulière: le texte n’est pas un soliloque que le «je» adresse à lui-même, mais un discours qui suit les normes grammaticales de la communication collective, comme s’il était prononcé face à un parterre invisible et il avait une nature théâtrale ou oratoire. La littérature des deux derniers siècles a en revanche enseigné à ses lecteurs que la structure originaire de la pensée est pré-grammaticale: c’est-à-dire qu’elle suit une syntaxe privée et irrégulière dont la forme extrême est le monologue intérieur. Le lyrique moderne s’enrichit ainsi de nouvelles figures syntaxiques; et aux phrases ordonnées selon les règles grammaticales se rapprochent les constructions semi-régulières ou irrégulières, comme celles-ci:
Ces crêpes étaient exquises La fontaine coule Robe noire comme ses ongles C’est complètement impossible Voici monsieur La bague en malachite Le sol est semé de sciure Alors c’est vrai La serveuse rousse a été enlevée par un libraire (Apollinaire 184)
Par la suite, une transformation analogue implique tout le système du style. La poésie française de la deuxième moitié du XIXᵉ siècle transmet à la poésie européenne une liberté tout à fait nouvelle dans l’emploi des tropes. Le résultat le plus voyant est l’accroissement de l’obscurité. Considérons un texte de Rimbaud, «L’étoile a pleuré rose», écrit sur la même feuille qui contient le sonnet des voyelles:
L’étoile a pleuré rose au coeur de tes oreilles, L’infini roulé blanc de ta nuque à tes reins; La mer a perlé rousse à tes mammes vermeilles Et l’Homme saigné noir à ton flanc souverain.
Le sens global et le choix du genre sont facilement déchiffrables: il s’agit d’une louange du corps féminin, semblable à celle que l’on rencontre dans la poésie de la Renaissance ou du Baroque, et qui imite de façon plus ou moins directe le Cantique des cantiques. Les vers centraux sont compréhensibles (le deuxième signifie que le dos blanc de la femme est comme un infini, le troisième que ses mamelons sont comme des gouttes d’une mer rouge); en revanche le début et la fin sont obscurs. À quoi font-ils allusion? Le premier devrait être une description métaphorique d’une oreille ou d’une partie de l’oreille; le dernier pourrait signifier: «l’homme qui est à tes côtés est comme une tache de sang noir parce que son cœur est métaphoriquement blessé». Si nous voulions risquer une interprétation, nous pourrions supposer que le sang signifie la blessure d’amour subie par l’homme et que le noir indique, par métonymie, la couleur de son vêtement: dans ce cas le vers voudrait dire «l’homme qui est à tes côtés est comme une tache de sang noir parce que son cœur est métaphoriquement blessé». Mais il n’est pas du tout certain qu’il en soit ainsi: rien, en fait, interdit de lire la conclusion de façon complètement différente, par exemple comme une métaphore sexuelle. Il ne faut pas grand-chose pour comprendre que toute interprétation de la lettre du texte serait, enfin, une interprétation hasardeuse et que les figures dont le corps se compose ne se laissent pas réduire de façon univoque à une phrase de degré zéro.
La poésie antique connaît aussi l’obscurité, et plusieurs auteurs sont connus précisément pour la résistance que leurs textes opposent au décryptage de la part des lecteurs: Orphée et Épiménide; Xénophane, Parménide, Héraclite et Empédocle; Pindare et Lycophron; Callimaque et Properce; Helvius Cinna et Perse (Fuhrmann 47-72; Montanari 31-52). Mais si cela est vrai, il est tout aussi vrai qu’aucun poète antique met en doute la possibilité de la paraphrase. «Si nous voulons généraliser, elles [les formes d’obscurité de la poésie classique] sont des phénomènes d’une modalité stylistique dans laquelle s’affirme la séparation entre qui en sait plus et qui en sait moins» («Se vogliamo generalizzare, [le forme di oscurità della poesia classica] sono fenomeni di una modalità stilistica nella quale si afferma il divario fra chi più sa e chi meno sa»; notre trad.; Montanari 46): quand on a réduit la distance entre qui saisit et qui ne saisit pas les sous-entendus, le texte devrait se révéler compréhensible. Après Hugo, Baudelaire et Rimbaud, en revanche, les poètes ont appris à employer les figures rhétoriques d’une façon tellement privée qu’ils échappent aux mécanismes de la prose et, surtout, aux mécanismes de la logique diurne. Une image comme «Et l’Homme saigné noir à ton flanc souverain» appartient à un nouveau territoire de possibilités figurales. Il serait impropre d’appliquer la paraphrase à une poésie qui se meut dans un tel espace rhétorique.
4. Le lyrique moderne et son sens
Quel est l’élément qui réunit les transformations desquelles naît le lyrique moderne? Dans le contenu comme dans la forme, le genre dont nous parlons est traversé par une composante de subjectivisme idiosyncratique. Il est clair que le noyau lyrique de notre genre est égocentrique: les œuvres dont il se compose traitent principalement d’expériences personnelles qui se veulent écrites dans un style personnel. Il s’agit d’un type d’écriture qui «espère parvenir à l’universel par l’individuation illimitée» (Adorno, «Discours sur la poésie lyrique et la société», 45-63), comme si le côté intéressant, l’essentiel de la vie, était dans l’expression des pensées, sentiments, états d’âme intimes et privés.
Le lyrique moderne maintient un rapport profond avec les structures mentales et morales de notre époque. De même que les arts figuratifs contemporains, auxquels elle ressemble pour certains aspects, elle représente le corrélatif esthétique de l’éthique dominante dans les sociétés occidentales modernes. Charles Taylor l’a baptisée «expressivisme». Selon cette disposition morale, la tâche de chacun serait de «vivre à la hauteur de sa propre originalité» ou, si l’on utilise les lieux communs qui circulent dans la communication de masse depuis quarante ans, d’«être avec soi-même» et de s’«exprimer soi-même». Forme extrême de l’individualisme moderne, l’éthique expressiviste est née à l’époque romantique comme morale d’une élite – l’élite des artistes – puis s’est répandue pendant la mutation anthropologique qui a changé la forme de vie occidentale dans les derniers quarante ans. Son importance est confirmée chaque jour par l’art qui a pris la place de la poésie lyrique dans la communication de masse: la chanson.
Le lien avec les structures profondes de notre époque donne quelque chose de nécessaire et en même temps de fragile à la poésie. La restriction d’horizon qui est inscrite dans la logique du genre saisit un élément essentiel de notre forme de vie. Si l’on considère le lyrique des derniers siècles comme un tout, elle est la forme symbolique de ce que Mallarmé appelait l’«inexplicable besoin d’individualité» de l’époque moderne, et elle en montre les dynamiques comme un modèle in vitro. D’un certain point de vue, peu de formations discursives contemporaines incarnent aussi bien les structures profondes de notre temps. Cet art toujours plus marginal apparaît en fait porteur d’un contenu de vérité irremplaçable parce qu’il exhibe en forme esthétique, et donc plastique, la logique de l’individualisme occidental dans sa phase extrême, en montrant le triomphe de ce qu’Hegel appelait «l’arbitre de la particularité» avec une clarté qui n’a pas de précédents. À un premier niveau notre genre communique l’idée que la société soit un ensemble de monades isolées. Le poids qu’un tel art a eu dans la formation des personnes cultivées, et l’importance que la chanson a dans la nouvelle culture de la communication de masse, donnent la mesure de la profondeur de cet état des choses. Pour les lettrés qui ont aimé et aiment le lyrique moderne, pour ceux qui écoutent des chansons, la vérité réside dans l’évocation aliénée d’histoires personnelles: brèves anecdotes autobiographiques, descriptions ou pensées qui n’intéressent pas pour leur simple contenu, mais parce qu’ils portent la trace d’un «je». Un égocentrisme aussi fort oriente, a parte subjecti, le rapport que l’auteur entretient avec le présent et le passé collectif. Puisqu’il n’y a plus de conventions esthétiques contraignantes, le poète sait qu’il peut passer d’un style à l’autre, en expérimentant, innovant et bouleversant le moindre élément. Aujourd’hui, cet arbitre de la particularité nous intéresse beaucoup, étant nous-même des individus qui se conçoivent comme isolés et qui attribuent une valeur infinie à notre propre vie individuelle; étant nous-mêmes pur arbitre de la particularité.
D’autre part, l’expressivisme met l’art et la culture dans une condition d’anarchie perpétuelle et de crise permanente. Un tel monde moral est nécessairement traversé par un conflit insoluble entre le désir d’autoexpression, qui est l’universel de notre forme de vie, et les contenus de ce désir, qui risquent toujours de tarder, comme le dit Adorno, «dans la causalité de la simple existence scindée», c’est-à-dire de se révéler infiniment particuliers. À la conquête de l’autonomie subjective correspond en somme le risque de l’objective absurdité: si tout le monde veut exprimer soi-même, les choses à exprimer risquent de se révéler simples singularités sans liens, anomiques, monadiques, tautologiques. À partir du moment où l’expressivisme est devenu une éthique de masse, toute attribution de valeur devient problématique. Dans plusieurs autres pays occidentaux, le panorama de la poésie s’est fragmenté depuis trois décennies: tout le monde écrit, peu de gens lisent, le public de la poésie est composé presque toujours d’autres poètes, les publications clandestines ou semi-clandestines se multiplient, les éditeurs avec une diffusion nationale se méfient de la poésie. Il manque des canons vraiment partagés.
Mais si nous observons précisément les effets de dérive par lesquels les arts expressivistes sont bouleversés, nous saisissons le revers dialectique de ce que nous avons vu jusqu’ici. La poésie est le genre littéraire dans lequel les phénomènes de koinè spécifiques de l’époque où l’art perd son évidence se manifestent avec plus de visibilité et de férocité. Ceux qui connaissent l’espace littéraire du lyrique contemporain savent bien que les langages poétiques ne prolifèrent pas anarchiquement en formes toujours nouvelles, mais se réunissent pour former des familles liées par des rapports imitatifs. Ce n’est pas un hasard si les poètes sont classés en courants avec une fougue taxonomique qui n’a aucun équivalent dans le domaine du roman; ce n’est pas un hasard qu’un concept comme celui d’«angoisse de l’influence» ait été élaboré en pensant à la poésie (Bloom, L’angoisse de l’influence). C’est précisément parce que les liens avec une tradition unitaire et avec le sens commun sont interrompus ou peuvent être interrompus, parce que tout écrivain peut mettre sur papier ce qu’il veut, que la seule façon pour éviter l’absurdité est d’exhiber une appartenance. La satellisation de l’espace poétique contemporain ne laisse pas derrière elle des individualités isolées, mais un pullulement de petites agrégations, de petits argots/jargons, de petites parentés; la propagation de l’expressivisme ne produit pas un chaos de monades isolées, mais la naissance de plusieurs subjectivismes de groupe, la prolifération des modes. La même chose s’est vérifiée dans l’art contemporain.
Le subjectivisme de groupe nous dit peut-être la vérité ultime sur notre art, en nous montrant le plan objectif, social, sur lequel le besoin d’individualité doit être placé. La socialité qu’une grande partie du lyrique moderne expulse des textes ou représente à partir d’un point de vue subjectif, conditionne a priori les identités personnelles. Exprimer soi-même signifie entrer dans un champ de courants, tendances, modes desquels dépendent l’identité et la satisfaction des individus. Nous introduisons des variations minimales dans un jeu systémique qui nous précède, nous conditionne et nous transcende. Interprétée comme forme symbolique, le lyrique moderne est une allégorie extraordinaire de l’époque présente. Ce que nous défendons, notre besoin d’individualité, se révèle en même temps absolu et inconsistant. C’est pour cette raison que certaines œuvres de poésie moderne resteront indispensables pour comprendre notre forme de vie; et c’est pour cette raison que la poésie moderne comme genre sera toujours traversée par la crise.
- «[…] il soggettivo, il mondo interno, l’animo che riflette, che sente e che, invece di procedere ad azioni, si arresta al contrario presso di sé come interiorità, e può quindi prendere come unica forma e meta ultima l’esprimersi (das Sichaussprechen) del soggetto»; notre trad.
- Hugo, Die Struktur der modernen Lyrik. Sur la superposition entre poésie et lyrique voir Bernardelli VIII.
- Sur le concept de Gesellschaftslyrik dans la poésie médiévale voir Giunta 355.
- «Le remarquable est que, pour la première fois, au cours de l’histoire littéraire d’aucun peuple, concurremment aux grandes orgues générales et séculaires, où s’exalte, d’après un latent clavier, l’orthodoxie, quiconque avec son jeu et son ouïe individuels se peut composer un instrument […]. Toute âme est une mélodie qu’il s’agit de renouer; et pour cela sont la flûte ou la viole de chacun» (Mallarmé 866-67).