Le mouvement parnassien anglais des années 1870 et 1880 a souvent été ignoré ou considéré comme une interruption étrange dans le développement de la poésie anglaise. Qu’est-ce que cette période d’expérimentation intense avec des formes françaises peut nous apprendre sur le cosmopolitisme poétique de la fin du XIXe siècle et, de surcroît, sur les diverses directions de la modernisation poétique avant le haut-modernisme? Bien que la vogue parnassienne ait souvent été accueillie avec suspicion dans la presse contemporaine, à cause de ses imports «étrangers» et de ses formes «immigrées», cet article montre qu’elle constitue un moment-clé dans l’histoire du lyrique, par son articulation d’un nexus de réflexions autour de la question de la nation, du transnationalisme et du socialisme, ainsi qu’autour de la question de l’identité même de la poésie lyrique.
Quand, dans les années 1870 and 1880, la mode des formes poétiques médiévales françaises dans la poésie anglaise générait un influx de villanelles, de rondeaux, de triolets et autres formes fixes, il y avait souvent maintes suspicions parmi les commentateurs à l’égard de ces arrivages étrangers. En effet, le manque d’attention portée ces dernières années à ce moment proéminant dans l’histoire poétique de la période victorienne souligne le sentiment persistant qu’elle constitue une sorte d’excroissance étrange. Des études ont été menées sur les auteurs qui ont contribué (de manière centrale ou en périphérie) à cette vogue1, mais en général, ces grandes histoires constitutives de la poésie anglaise du XIXe siècle la considèrent comme une sorte d’atelier prosodique, ou l’ignorent totalement. On peut affirmer qu’elle n’a pas été généralement considérée comme significative dans l’histoire de la modernisation de la poésie. Pourtant, si on s’intéresse à l’histoire de la littérature, ses nombreux poèmes embarrassants ne demandent-ils pas le plus notre attention et ne révèlent-ils pas potentiellement le plus la culture anglaise, plus que les quelques œuvres canoniques qui transcendent leur temps et leur espace? La vogue parnassienne a été une caractéristique plus importante et proéminente de la poésie britannique qu’on a bien voulu l’admettre, et elle devrait être plus visible dans nos histoires littéraires. Cet article s’intéresse particulièrement à cette vogue comme étude de cas en poétique cosmopolite2. Quel genre de politiques et d’esthétiques transnationales se sont développées dans cette mode des formes poétiques du «Parnasse» français dans la poésie anglaise des années 1870 et 1880? «Les “grands” poèmes de l’Europe» de la littérature victorienne ont reçu une attention académique bénéfique ces dernières années3, mais que faire des poèmes européens considérés comme petits, mineurs, même minuscules? Le Parnasse se trouve à la jonction de la recherche sur le cosmopolitisme poétique victorien et du domaine émergeant de la recherche sur la poétique cosmopolite de la fin de siècle4. Bien que quelque peu perdu entre les deux champs, il n’en est pas moins un moment-clé dans l’histoire de la poésie victorienne pour dépasser les frontières nationales et se réinventer. Fondamentalement, je démontre que cette poétique cosmopolite amène une politique tangible au cœur de l’expérimentation formelle de «l’art pour l’art» («art for art’s sake»).
Le nom de la vogue est une référence au journal français du XIXe siècle, Le Parnasse contemporain, publié dans les années 1860 et 1870, qui a inspiré la renaissance anglaise du mouvement. En effet, de nombreux poèmes parnassiens anglais étaient des traductions d’œuvres d’auteurs publiés dans le journal, dont Charles Leconte de Lisle, Théodore de Banville, Sully Prudhomme, Stéphane Mallarmé et Paul Verlaine. Le profil du mouvement parnassien anglais a été décrit par d’autres critiques, je ne répèterai donc pas ce qui a déjà été dit, bien que je compte présenter une partie du contexte poétique du mouvement (voir Frank Tierney et Christopher Harris). Les années 1860 et 1870 étaient le siège d’une bataille formelle entre des formes poétiques anglaises traditionnelles, dépassées, mais bien établies, et une demande de renouveau formel. Le renouveau formel prenait des apparences variées, mais il faut reconnaître que la renaissance des formes parnassiennes constituait une impulsion modernisante à l’époque, autant que le rythme éclaté (sprung rhythm) de Hopkins et le retour de Swinburne aux mètres saphiques. Pourtant, ce mouvement de modernisation poétique était accompagné d’une politique d’intérêt pour la nation, qui était un facteur important dans la réception de ses innovations. Il est certain qu’une certaine méfiance envers ce qui était «étranger» était un des facteurs du rejet de la renaissance du Parnasse anglais, et c’est cette interaction entre le principe de nation et une identité transnationale que j’aimerais explorer.
1. La France
Le transnationalisme de la vogue parnassienne fonctionnait en opposition à une politique de nationalisme formel dans la poésie anglaise, qui préférait les rythmes plus «naturels» des formes poétiques natives et qui percevait les formes françaises comme étant «artificielles». Un article conséquent dans The Athenaeum de 1888, avec pour titre «Artificial Forms of Verse» («Formes de vers artificielles»), illustre en partie cette opposition par sa critique combinée de l’édition tout juste revue de Victorian Poets de E. Clarence Stedman et de la collection de poèmes parnassiens de Gleeson White, parue en 1887, Ballades and Rondeaus, Chants Royal, Sestinas, Villanelles, &c. (la critique est publiée anonymement, bien qu’elle présente des similitudes frappantes avec le travail du critique prolixe Theodore Watts-Dunton, publié dans le chapitre 7 de Poetry and the Renascence of Wonder, titré «The Ballad and Other Forms of Verse»). Le critique note que l’édition révisée et améliorée de Stedman contient un chapitre supplémentaire sur la poésie contemporaine de l’Angleterre, décriant ce que Stedman qualifie de «vers débonnaire» («debonaire verse»): le vers parnassien représenté dans la collection de Gleeson White. La vogue récente de la poésie parnassienne anglaise, selon Stedman, représente une dégradation de «la littérature imaginative la plus noble de toutes les races et langues» («the noblest imaginative literature of any race or tongue»; notre trad.; Anon 13). Une telle fureur envers le croisement poétique réalisé par les poètes parnassiens est sans doute imprégnée de politique nationaliste. L’idéal de la poésie anglaise de Stedman, accepté par ce critique, semble être un idéal qui tend vers la sincérité, ce pour quoi il est «dangereux d’utiliser un mètre qui ne soit pas des plus simples» (there is «danger in using any meters save those of the simplest kind»; notre trad.; 13). Le critique termine en notant que l’Angleterre s’est tournée vers un Américain, en la personne de Stedman, pour réaliser une chronique de sa poésie – ce qui constitue une preuve plaisante «que les liens de sympathie entre les deux pays se resserrent tous les jours» («that the bonds of sympathy between the two countries are tightening every day»; notre trad.; 15).
Mais alors qu’est-ce que cela signifie en ce qui concerne la relation de la poésie anglaise avec la France? Ce critique tente de contrer l’accusation d’émasculation de l’imagination et de l’héroïsme poétique anglais causée par les formes françaises. Il affirme que l’héroïsme et l’imagination ne peuvent que difficilement être perçus comme des préoccupations majeures de la poésie parnassienne, dans laquelle il est convenable que l’artifice formel de l’œuvre soit mis en avant. Pourtant, la défense articulée par le critique du volume de poésie de White est faible, et sa position implicite semble s’aligner avec celle de Stedman sur les vertus de la poésie «anglaise». Comment la poésie parnassienne anglaise pourrait-elle être reconsidérée à travers le prisme du cosmopolitisme plutôt qu’à travers celui du discours dominant du croisement culturel? Avant de commencer à répondre à cette question, il est important de noter que la position de Stedman reste une référence dominante pour les analyses récentes de l’identité nationale anglaise dans les formes poétiques du XIXe siècle. Bien que des critiques aient exploré l’association de mètres poétiques avec la santé, l’ordre et l’identité nationale anglaise5, la stratégie du tournant vers la France des parnassiens anglais doit être reconnue comme une remise en question de ce discours sur la culture anglaise, ainsi que comme un moment important dans l’histoire de la prosodie et de l’identité nationale anglaise. Dans le contexte britannique, le Parnasse représentait une alternative à l’anglicité saine, salutaire et réjouissante, qui était mentionnée dans de nombreux écrits sur la prosodie de l’époque: un détournement délibéré du nationalisme chauviniste pour trouver une voix qui était, malgré un contenu poétique souvent anodin, baroque, subversive et cosmopolite. Les poètes décadents, il est vrai, aimaient les formes parnassiennes pour cette raison6.Ces formes étaient associées avec l’«autre»: complexes plutôt que simples, travaillées plutôt que spontanées, sculpturales plutôt que proches du chant – une incarnation formelle (bien que cela semble improbable à des yeux modernes) de la perversion de la culture française.
C’est ce discours alternatif que j’aimerais développer, et c’est la tension de la littérature anglaise entre le mètre du nationalisme anglais et les formes françaises subversives – entre la ballad anglaise et la ballade française, pour résumer la chose – qui m’intéresse. Edmund Gosse écrivait dans son article d’introduction aux formes parnassiennes anglaises que: «la ballade qui a été rendue classique par Deschamps et Villon n’a absolument rien en commun avec les romances chantées par des ménestrels ambulants […] qui nous sont connues de temps immémoriaux en tant que ballads» («the ballade made classic by Deschamps and Villon has nothing whatever in common with the romances sung by wandering minstrels […] and known to us from time immemorial as ballads»). Alors que la première est perçue comme «une forme de poésie vitale et vibrante» («vital and stirring form of poetry»), «totalement sans artifice et spontanée» («wholly artless and spontaneous»), la forme française est intensément travaillée: «une œuvre d’art précieuse et délicate» («a precious and delicate work of art»; notre trad.; 66). La différence est fondamentalement structurelle. La ballade anglaise est un contenant simple et flexible pour une poésie souvent narrative, fréquemment en quatrains, avec une rime à la fin du deuxième et du quatrième vers. La ballade française, quant à elle, a une structure fixe de trois strophes, suivies par un envoi plus court en conclusion. Le schéma de rimes, plus strict, exige ababbcbc dans chaque huitain et bcbc dans l’envoi. Le même refrain constitue le vers final de chaque strophe. Cette forme impose des règles strictes au sein de ce schéma, étant donné qu’un mot rimant avec un autre ne peut pas être utilisé deux fois dans le poème. De plus, les huitains ne doivent pas être réduits en unités conceptuelles plus petites, ou être conjointes en quatrains, mais doivent, cependant, porter le sens à travers toute la structure de la strophe. De surcroît, techniquement, l’envoi s’adresse au patron du poète («Prince!», «Princesse!» ou «Seigneur!»)7. Alors que la ballade anglaise est flexible, «naturelle», et s’accommode à la voix, la ballade française est une construction fortement stylisée. Elles étaient deux formes différentes avec des politiques sensiblement différentes8.
En effet, la publication de la collection de Gleeson White en 1887 était elle-même conçue pour instrumentaliser et participer à la controverse grandissante autour de l’identité nationale de la poésie anglaise. Encouragée et publiée par William Sharp, faisant partie de sa série «The Canterbury Poets», elle était juxtaposée à un volume de ballades anglaises que Sharp a ajouté à la série l’année suivante. En effet, dans l’introduction dédicatoire de Romantic Ballads and Poems of Phantasy de 1888, Sharp annonce que «nous sommes tous las du pseudo-classicisme, du pseudo-médiévalisme, du pseudo-esthétisme» («we are all tired of pseudo-classicism, pseudo-medievalism, pseudo-aestheticism»; notre trad.; vii). L’accusation du «pseudo» rappelle le reproche communément fait à la poésie parnassienne à l’époque de sa composition: elle est perçue comme «artificielle»9. Évidemment, la haute fréquence de répétitions imposée par ses formes fixes était plus laborieuse en anglais qu’en français, car l’anglais n’a pas, par exemple, des fins de vers genrées qui génèrent des opportunités naturelles pour créer des rimes10. Dans des critiques de l’époque – particulièrement celles du résumé rétrospectif de Gleeson White –, la vogue du Parnasse était souvent perçue comme un échec, car ses formes ne parvenaient pas à «naturaliser». Dans sa longue critique, Cosmo Monkhouse écrit que «le futur de l’expansion de cette colonie française de la forme n’est pas très prometteur» («there is not much promise in the future for the expansion of this French colony of forms»). La vogue:
laissera sa marque sur la littérature anglaise pendant un certain temps. […] Elle a agi dans le sens de l’élévation du standard technique des vers, et elle a enrichi notre littérature avec maintes belles choses; mais la naturalisation en profondeur de ces formes, sans doute dans le cas de la plupart d’entre elles, ne peut pas être attendue quand elles suivent à la lettre le modèle français11.
Le développement d’une version anglaise du rondeau (le «roundel»), porté par Christina Rosetti et Swinburne, semble être l’exception qui prouve la règle, et bien que Monkhouse soit enclin à reconnaître l’importance de Swinburne, son pessimisme en ce qui concerne l’assimilation de formes étrangères est frappant. Monkhouse affirme que même les sonnets «anglais» de Shakespeare ne parvenaient pas à naturaliser la version italienne ou pétrarquienne du sonnet:
Peut-être que ce mouvement se terminera par l’invention et l’adoption de certaines modifications de la ballade et du rondeau mieux adaptées aux pensées et mots anglais que les formes françaises. Peut-être que le «roundel» de M. Swinburne […] prendra racine. […] Mais s’il n’y parvient pas, nous n’aurons pas besoin de nous demander pourquoi, lorsque l’on se rappelle que même Shakespeare ne parvenait pas à cultiver ses sonnets12.
Le langage de la colonisation et de la naturalisation employé par Monkhouse en dit long sur le vocabulaire empreint de nationalisme que l’on trouve communément dans les discours sur la vogue parnassienne dans les années 1880.
Malgré toute la méfiance populaire à l’égard de cet influx de formes étrangères, ceux et celles qui écrivaient les poèmes avaient souvent de fortes affiliations personnelles avec la France, que ce soit par l’héritage familial, un intérêt de recherche ou leur bilinguisme. C’est le cas de Swinburne (dont les parents avaient des origines françaises), de A. Mary F. Robinson (qui n’a pas déménagé en France avant 1888, mais qui avait été éduquée à Bruxelles), de Dobson (dont le père était d’origine française et qui avait été éduqué pendant une période à Strasbourg) et de Gosse (dont le fort intérêt critique pour la France s’était soldé par quelques longues études)13. Tous les auteurs mentionnés ci-dessus ont créé les conditions parfaites pour un tournant vers la France, afin de représenter un cosmopolitisme qui était lié à une rébellion contre des formes et des thèmes dépassés et réducteurs de la culture anglaise. Pour explorer la question de comment le Parnasse anglais a pu construire une poétique cosmopolite, il sera utile de de retourner à la comparaison entre la ballade anglaise et la ballade française que j’ai présentée plus tôt. Si la ballade anglaise est le reflet d’une politique nationale et de communautés nationales, alors je compte démontrer que, dans la littérature anglaise, la ballade française et les autres formes parnassiennes représentent une contre-expression en faveur, non seulement de la francophilie, mais aussi d’une communauté internationale. La ballade a été récupérée, réitérée et idéalisée de manière obsessive dans la culture littéraire du XIXe siècle en sa qualité de dépôt d’une culture nationale: «un point d’origine légitimant pour toute littérature nationale conséquente» («a legitimating point of origin for all consequent national literature»; notre trad.; Stewart 136); et «un reflet direct d’une communauté britannique imaginée et idéalisée» («a direct reflection of an imagined and idealized British community»; notre trad.; Rudy 592). Bien sûr, la ballade était également un site éminent d’exploration des failles de la culture nationale – avec les ballades écossaises et anglaises en compétition sur des idées d’identité nationale; les border ballads de Swinburne étant la représentation de cette tension, de la perspective d’un résident auto-proclamé de la frontière du Northumberland (voir Lakshmi Krishnan); et W.B Yeats mettant la ballade au centre de la communauté, ce qui constitue sa veine spécifique de celticisme – ce qui ne faisait que confirmer son rôle dans les débats sur l’identité nationale14.
C’est dans ce contexte que le potentiel cosmopolite de la ballade française dans la littérature anglaise peut être reconnu comme un véhicule de formation d’une identité transnationale et une alternative aux nationalismes sacrés. Alors que la ballade anglaise relie la notion de communauté à l’idée de la nation, la ballade française trouve des similitudes dans la différence au sein d’une communauté transnationale. Ou pour le dire autrement: la ballade anglaise crée une communauté de choses similaires, alors que la ballade française, et plus généralement la renaissance du Parnasse, unit des choses différentes. Un des lieux les plus évidents pour observer ce phénomène est la pléthore de poèmes parnassiens anglais qui sont des traductions de sources françaises. «Le Testament» (vers 978-989) de François Villon, par exemple, a été traduit par D. G. Rosetti, Swinburne et John Payne, tel un tissu d’échos de la France médiévale dans l’anglais du XIXe siècle. Ces traductions promulguent une sorte de cosmopolitisme culturel, sans attirer l’attention sur leur statut de traduction. Mais on trouve aussi un type d’identité cosmopolite articulé simplement au niveau de l’emprunt de la forme. Il faut en effet souligner que les formes parnassiennes peuvent plus facilement passer de langue en langue que leur contenu. Ces formes sont assez complexes pour être facilement reconnaissables dans plusieurs langues (même en ne maîtrisant pas très bien les langues étrangères), et peuvent donc créer un lien au-delà des spécificités du contenu.
Pour aller plus loin, dans la suite de cet article, j’aimerais considérer les multiples formes de répétitions insistantes qui caractérisent les formes de poésie parnassienne, qui elles-mêmes permettent de générer, quand elles sont exprimées en anglais, une sorte d’esthétique cosmopolite. Une des difficultés à traduire ces formes en anglais, comme je l’ai mentionné plus tôt, c’est le défi de trouver des mots qui riment en anglais par rapport au français; une tension qui met fortement en évidence le schéma de rimes strict des formes parnassiennes dans la poésie anglaise. Pourtant, une des qualités de ces schémas de rimes exigeants est de sans cesse attirer l’attention sur les similarités des différents éléments lexicaux du poème: ils affirment un sens de communauté dans la différence. Considérons, par exemple, les deux premiers poèmes de Ballades in Blue China (1880) d’Andrew Lang – un volume central de la vogue parnassienne anglaise. Le premier poème du volume – «Ballade to Theocritus, In Winter» – fonctionne comme une transition du Londres moderne vers un passé lyrique idéalisé. Pas le passé des troubadours de la France médiévale, cependant, mais celui de la Grèce antique (un autre point de référence important pour les poètes parnassiens français, également). Un passé invoqué comme un monde distant, avec une «mer Sicilienne bleue» («blue Sicilian sea») dans lequel le poète peut se retirer, alors que les grands «vents du nord» («northern winds») soufflent:
Ah! Leave the smoke, the wealth, the roar Of London, and the bustling street, For still, by the Sicilian shore, The murmur of the Muse is sweet. Still, still, the suns of summer greet The mountain-grave of Helikê, And shepherds still their songs repeat Where breaks the blue Sicilian sea (15-16).
Ces vers d’ouverture réconcilient, par les rimes, l’opposition entre le «roar» («rugissement») du Londres victorien moderne et de ses «bustling streets» («rues animées»), et le calme de la «Sicilian shore» («la côté Sicilienne»), où «the murmur of the muse is sweet» («le murmure de la muse est doux»). Le fossé entre les deux mondes (différents dans leur lieu et leur époque) est surpassé par la forme. Plus loin, «Helikê» rime avec «sea» («mer»), ce qui attribue une prononciation anglaise à ce nom grec («Helikey»). Si on veut interpréter comment les propriétés formelles de schémas de rimes denses sont utilisées pour promulguer une poétique cosmopolite, il semble que ce soit dans cette réconciliation de mondes linguistiques et géographiques distants, qui permet de trouver des similitudes dans la différence.
Le deuxième poème du volume continue cette réconciliation de temps et d’espaces éloignés en prenant comme sujet le monument de Londres surnommé «Aiguille de Cléopâtre» («Cleopatra’s needle»). En 1819, Muhammad Ali – dirigeant de l’Égypte et du Soudan – a donné l’obélisque antique à la Grande-Bretagne. Il a fallu attendre 1877, cependant, pour que la Grande-Bretagne lève les fonds pour le transporter au Royaume-Uni, où il a été installé près de la Tamise en septembre 1878. Cet obélisque était en train d’être amené à Londres exactement en même temps que la défense de la poésie parnassienne d’Edmund Gosse était en train d’ancrer le renouveau du Parnasse dans la culture anglaise, seulement quelques années avant la parution du livre de Lang. En tant que transplantation transnationale et résurrection d’une forme d’un passé lointain, le monument est analogue à la renaissance de formes médiévales françaises à Londres dans le livre de Lang. Pour ne citer que la deuxième strophe:
Behold, the hieroglyphs are dumb That once were read of him that ran When seistron, cymbal, trump, and drum Wild music of the Bull began; When through the chanting priestly clan Walk’d Ramses and the high sun kiss’d This stone, with blessing scored and ban – This monument in London mist. (17)
Les rimes conjoignent «dumb» et «drum» («silencieux» et «tambour») pour souligner que les hiéroglyphes, qui ne sont pas compris pas les passants londoniens, dialoguaient dans le passé avec la fanfare du «drum» («tambour»), qui annonçait leur signification rituelle il y a bien longtemps. «Maintenant» et «avant» – et Londres et l’Égypte – sont simultanément opposés, mais aussi unis par la rime, qui les lie à travers son écho phonique. En effet, on pourrait dire que ce poème réconcilie aussi les différences climatiques qui symbolisent ces deux mondes temporellement et géographiquement distincts, rassemblant par la rime la pierre qui était jadis «sun kiss’d» («embrassée par le soleil»), mais qui se trouve maintenant dans la «London mist» («la brume londonienne»). L’envoi compare le monument à l’aiguille d’un cadran solaire, en notant que sa longue ombre raconte la longue histoire temporelle que le monument a ramenée à Londres. Les deux poèmes, donc, préparent le lecteur ou la lectrice pour la conjonction temporelle et géographique pratiquée par le Parnasse anglais, et implicitement pour le double locus du volume, l’Angleterre contemporaine et la France du passé.
Évidemment, la rime n’a rien d’une contribution originale dans la poétique anglaise des années 1870, et le genre lyrique permettait de nombreuses opportunités (pour rappeler la façon dont Caroline Levine pense la forme) pour représenter le collectif comme indépendant de cette vogue lyrique et la précédant. Pourtant, les formes parnassiennes mettent bien en évidence un schéma de rimes insistant, qui est représentatif de la présence de la vogue – et qui est en fait le résultat de sa généalogie française. Ce n’est pas seulement une caractéristique reconnaissable des formes parnassiennes, mais aussi une caractéristique qui attirait l’attention des critiques, que ce soit pour encenser ou critiquer le mouvement (Gosse reconnaissait la «dignité et le service de la rime» («dignity and service of rhyme»; notre trad.; 55), alors que d’autres, cités précédemment, s’offusquaient de l’artificialité mécanique de ces formes). On pourrait soutenir qu’au niveau lexical, les schémas répétitifs intenses des formes parnassiennes étaient perçus comme un véhicule formel pour l’exploration de la similitude et de la différence. Comme Edmund Gosse le souligne: dans le refrain du rondel, «le charme et la force du tout dépendait surtout de l’introduction habile de ces mots répétés trois fois, avec une nuance délicate et un changement de sens à chaque fois» («the charm and force of the whole mainly depended on the skilful introduction of these thrice-repeated words, with a delicate nuance and change of meaning in each case»; notre trad.; 57). Andrew Lang note aussi que «Dans le rondel, comme dans le rondeau et la ballade, tout l’art est d’amener le refrain […] chaque fois avec un effet nouveau et une lumière nouvelle faite sur l’idée centrale» («In the rondel, as in the rondeau and the ballade, all the art is to bring in the refrain […] each time with novel effect and with fresh light cast on the central idea»; notre trad.; Lang, «Théodore de Banville» 75). Les fréquentes répétitions lexicales précises dans ces formes parnassiennes condensées soulignent et exagèrent la capacité d’un même mot à avoir un sens différent à chaque répétition. Donc, l’effet des formes parnassiennes françaises en anglais n’est pas seulement d’attirer l’attention sur la similitude dans la différence, mais aussi de souligner la différence dans la similitude – des opportunités qui fournissent des fondations solides pour une poétique cosmopolite, qui ne cherche pas à fétichiser l’altérité et qui ne cherche pas non plus à l’ignorer.
2. Asie du Sud-Est
Bien qu’il soit essentiel de réfléchir à la vogue du Parnasse anglais en lien avec une connexion transnationale entre la Grande-Bretagne et la France, toute considération de sa pratique du cosmopolitisme poétique doit dépasser cette alliance géographique et littéraire. Voir plus loin nous aidera à élargir notre connaissance du mouvement, si l’on reconnaît qu’il ne reflétait pas uniquement une influence européenne, mais aussi le contexte colonial et économique global dans lequel les deux pays étaient entremêlés. On peut noter, par exemple, que le pantoum est considéré comme une forme parnassienne par les Anglais, alors qu’il était pourtant originaire de Malaisie. On considère généralement que cette forme a été implantée dans la poésie anglaise par la France au XIXe siècle. Victor Hugo en avait inclus une version française dans Les Orientales de 1829, et elle était devenue populaire avec certains poètes parnassiens plus tardifs – notamment avec Leconte de Lisle (Gleeson White lvii). Cependant, ce sont les Britanniques qui étaient la présence occidentale à Malaya pendant la plus grande partie du XIXe siècle, et la forme avait été ramenée à l’ouest par un écrivain britannique, William Marsden, en 1812 dans A Grammar of the Malayan Language (où il l’appelle «pantun» (128)). La Grande-Bretagne et la France avaient toutes deux un grand intérêt pour l’Asie du Sud-Est, particulièrement en tant que forces coloniales en «Indochine» et économiques en Chine ; un intérêt commun qui est inscrit dans la vogue parnassienne. Dans ce qui suit, je démontrerai l’importance de l’intérêt pour des cultures bien plus éloignées à travers, ou combiné avec, l’intérêt pour la culture française dans la vogue parnassienne anglaise – et aussi l’importance des connexions impériales, avec l’Asie du Sud-Est en particulier, qui sont une partie inextricable et centrale de la poétique transnationale du Parnasse anglais. Prenons, par exemple, Proverbs in Porcelain (1877) d’Austin Dobson – un autre volume central du mouvement, souvent cité comme l’un de ses initiateurs. Le «Prologue» pose le cadre des six poèmes titulaires du volume, dans lesquels la conversation entre deux amis, qui discutent près de la cheminée, en arrive à des «“pots” et des assiettes» («“crocks” and plates»; notre trad.; 1-2). Chaque poème émerge comme une réponse ekphrastique à un des ensembles de figures en porcelaine, tant prisées par l’hôte. Il n’est pas anodin que les statues en porcelaine soient «en SÈVRES» («in SÈVRES») – une référence à la manufacture nationale de Sèvres: une des fabriques de porcelaine les plus réputées en Europe (localisée en France), qui fabriquait des figurines, des vases, de la vaisselle et d’autres objets depuis le XVIIIe siècle. La réputation de la France dans ce domaine des arts plastiques est visiblement importante pour le volume, son esthétique et sa conception culturelle; mais est-ce tiré par les cheveux d’imaginer qu’on trouve aussi une référence implicite à l’Asie du Sud-Est dans la centralité de la porcelaine fine dans la poétique ekphrastique du Parnasse?
Cela semble plausible si on se réfère au volume Ballades in Blue China de 1880 d’Andrew Lang, qui assimile aussi la poésie parnassienne à la porcelaine moulée, et dont le poème titulaire constitue une méditation sur de la porcelaine bleue antique (selon le refrain) du «règne de l’empereur Hwang» («the reign of Emperor Hwang»). Peu importe à quel point Dobson associait la porcelaine fine avec la France, ses origines plus lointaines se trouvent en Asie de l’est (en anglais, on appelle encore souvent la porcelaine china), et ce volume rend explicite quelque chose qui est implicite dans le Parnasse anglais: un transnationalisme dans lequel la France et «l’Orient» sont entremêlés – ce qui est déjà apparent dans la réception orientaliste des formes françaises. Les traductions de Villon par Lang dans ce volume se placent dans le cadre de la Chine antique, créant une poétique cosmopolite en trois couches. En effet, dans ce sens, le volume de Lang (et je crois que c’est aussi le cas pour celui de Dobson, bien qu’implicitement) reflète un enchevêtrement de l’Angleterre, ses voisins européens et la Chine, enchevêtrement qui était une composante commune de la vie domestique pour beaucoup à l’époque, à travers la mode de la vaisselle manufacturée en Angleterre par Spode. La Chinamania de cette époque est habituellement comprise en référence au motif de saule chinois produit par Spode, mais ce sur quoi j’aimerais attirer l’attention ici est un concept qui a un potentiel cosmopolite bien différent. Introduit en 1816, leur motif de vaisselle «italien», par exemple, était un bestseller pendant tout le reste du XIXe siècle. Le motif présentait des scènes d’une Italie passée, avec des tons bleus et blancs qui évoquaient la porcelaine chinoise, implicitement par ses couleurs et explicitement par l’usage d’une bordure autour des scènes italiennes, une imitation directe d’un motif de la vaisselle importée de Chine au XVIIIe siècle15. La poésie parnassienne de Lang et Dobson reproduit un procédé similaire en entremêlant «l’oriental» et l’européen, et quand ils mettent sur le même plan la poésie parnassienne et «la vaisselle» («crocks»), le motif italien de Spode semble être une comparaison particulièrement pertinente. Au cœur de la vogue parnassienne, on trouve donc une poétique cosmopolite en plusieurs couches, mais aussi une affirmation d’un continuum entre l’art littéraire et l’art céramique.
Qu’est-ce que cela a apporté au Parnasse anglais en termes de forme poétique? Dans les références mentionnées ci-dessus, une équation est établie entre la poésie et des formes matérielles, plutôt que des formes chantées éthérées. Comme dans le cas de la comparaison avec des pierres précieuses dans le Parnasse français, le trope ekphrastique de Dobson, qui compare les poèmes à des «“pots” et des assiettes» («“crocks” and plates») et à des figurines, assimile la poésie à une forme matérielle plutôt qu’à une forme auditive (bien que la forme chantée soit évoquée dans certains poèmes, comme «The Song out of Season») – une matérialité qui est rappelée dans les méditations sur la porcelaine de Andrew Lang en 1880. Contrairement aux pierres précieuses, cependant, la porcelaine est une forme sculptée et moulée: une beauté fabriquée par la main humaine plutôt qu’une beauté naturelle. La comparaison semble donc convenir à un style qui, dans la langue anglaise, était considéré comme plutôt «artificiel» dans ses effets16. Qu’est-ce que cela peut signifier de lier le lyrique anglais à de la vaisselle plutôt qu’au chant des oiseaux durant cette période? Il faut d’abord noter qu’avant tout, les poèmes parnassiens sont considérés comme «lyriques» dans leur genre par des commentateurs importants: que ce soit par Adams dans Latter-Day-Lyrics en 1878, ou par Lang dans son essai sur la vogue du Parnasse, dans lequel il qualifie les parnassiens de «poètes lyriques» («lyric poet[s]»; notre trad.; 66). En effet, on pourrait arguer que les poèmes parnassiens conservent de façon inhérente la qualité orale inscrite dans leur histoire de formes chantées. Dans un traité très influent pour les poètes parnassiens anglais, le poète et critique français Théodore de Banville écrivait que la poésie, sans sa relation avec la chanson, est une poésie morte: une chose purement matérielle (103). De Banville s’inspirait, il faut le rappeler, de la croyance de Théophile Gautier en la supériorité du son par rapport au sens – la musique ou la couleur des mots plutôt que leur valeur sémantique – et pensait qu’ «il n’y a pas de poésie et de vers en dehors du chant. Tous les vers sont destinés à être chantés et n’existent qu’à cette condition» (3). S’il semble insister un peu lourdement, c’est parce qu’il vit à une époque où cette idée est franchement remise en question, comme il l’admet implicitement plus loin: «Ce n’est que par une fiction et par une convention des âges de décadence qu’on admet comme poëmes des ouvrages destinés à être lus et non à être chantés» (3).
Pourtant, la poésie parnassienne était bien souvent devenue une chose matérielle pour les poètes anglais17. Contrairement à Gautier, Edmund Gosse l’oppose à la chanson et la compare plutôt aux arts plastiques (moulés physiquement). Il reconnaît complètement leurs origines musicales (57), mais il les voit comme des «œuvres d’art délicates» («delicate work[s] of art») plutôt que comme des chansons spontanées (66). Sa conception de la poésie parnassienne est particulièrement proche de la sculpture: «De faire de l’art immortel à partir d’un sentiment éphémère, de donner une expansion infinie à l’impression d’un esprit fini, de tailler de la beauté matérielle dans des émotions et des pensées transitoires, – voilà le travail du poète» («To make immortal art out of transient feeling, to give the impression of a finite mind infinite expansion, to chisel material beauty out of passing thoughts and emotions, – this is the labour of the poet»; notre trad.; 53). «Chaque artiste des vers» («Every artist in verse»), il affirme, est conscient que son travail «est plastique dans son essence» («is in its essence plastic» notre trad.; 53). Cette plasticité matérielle et tangible, il l’oppose à quelque chose de vocal et immatériel: «les chants de l’improvisation poétique» («the warblings of poetic improvisation»): «l’expression purement spontanée et brute» («the purely spontaneous and untutored expression»; notre trad.; 53). Ceci représente une vraie remise en question de l’identité orale et auditive du lyrique du XIXe siècle. En effet, quand elles étaient remaniées en anglais, les formes françaises étaient souvent accusées de détruire l’énergie auditive pure du lyrique anglais, lui conférant à l’inverse une forme hautement travaillée et rhétorique, axée sur les motifs stylistiques sur la page. Peu importe à quel point les poèmes parnassiens donnent une impression d’aisance et de facilité, ils sont constamment comparés à un idéal romantique de la chanson lyrique. Alors que la ballade anglaise est associée au chant spontané, la ballade française est associée à l’art et au travail matériel.
De plus, cette nouvelle conception de la poésie «lyrique» rattachait la poésie parnassienne non seulement à des formes matérielles sculptées, mais aussi aux arts décoratifs domestiques (la vaisselle et la décoration d’intérieur en particulier), la «décoration» étant un concept-clé pour comprendre la vogue. Cosmo Monkhouse parle de «l’analogie entre l’art de la décoration et l’art des “formes fixes”» («close analogy between the art of decoration and the art of “fixed forms”») et c’est la centralité des répétitions insistantes – qui créent un motif stylisé – qui en est responsable (246). Il faut souligner qu’à cette période, le renouvellement de l’intérêt pour les éléments décoratifs dans les arts est lié à l’influence de l’esthétique japonaise. Les essais d’Arthur Symons commentent l’importation du concept de décoration dans la peinture britannique de la fin de siècle, décrivant Whistler ainsi:
de tous les peintres modernes, il est le seul à avoir complètement réalisé qu’un tableau fait partie de la décoration d’un mur, et que le mur fait partie de la décoration d’une pièce moderne. […] Aujourd’hui, il n’y a qu’un seul pays où ce sens de la décoration existe, ou a le droit de s’affirmer; c’est des artistes du Japon que Whistler a appris l’alphabet de la peinture décorative.18
La récupération des éléments décoratifs dans l’art relie le Japon à la modernisation de l’art occidental. Le haut modernisme a peut-être banni l’idée de l’art comme décoration de façon percutante, mais pour la génération précédente, cette idée était précisément le chemin vers une esthétique moderne: à la fois comme mouvement vers l’abstraction, et parce qu’elle était inscrite dans un démantèlement de la hiérarchie entre le grand art, qui était exposé dans les galeries, et les formes populaires de décoration domestique.
Une partie cruciale de cette réévaluation de la division entre les arts décoratifs et les beaux-arts était l’idée que l’esthétique décorative japonaise a une valeur expressive. Et cette valeur expressive était similaire à celle attribuée plus tardivement à l’abstraction par les formalistes: un moyen d’expression qui se situait en opposition aux valeurs socialement ou émotionnellement engagées du Romantisme long. On pense généralement à l’abstraction et à l’expression dans le contexte des arts visuels, mais il est fascinant de voir Oscar Wilde interpréter la vogue anglaise des formes poétiques médiévales françaises comme faisant partie du même développement. Dans son essai «The English Renaissance of Art» (d’abord présenté en conférence à New York pendant son tour des États-Unis, le 9 janvier 1882), Wilde commence par affirmer que toutes les «grandes périodes» («great eras») de l’art ont été motivées par «des innovations techniques avant tout» («new technical improvements primarily and specially»). Pour Wilde, la nouvelle technologie artistique de son époque est «cet amour de curieux mètres français comme la Ballade, la Villanelle, le Rondeau» («this love of curious French metres like the Ballade, the Villanelle, the Rondel») (il écrit sur la «valeur ajoutée» («increased value») des «allitérations élaborées» («elaborate alliterations») et des «des mots et refrains curieux» («curious words and refrains»)). La «valeur» de cette poésie est la maîtrise technique et matérielle, qui possède «en elle-même des qualités inhérentes incommunicables et éternelles, des qualités entièrement satisfaisantes pour le sens poétique, et qui n’ont pas besoin de grande vision intellectuelle pour leur effet esthétique, de critique profonde de la vie ou de quelque émotion humaine passionnée que ce soit» («in itself incommunicable and eternal qualities of its own, qualities entirely satisfying to the poetic sense and not needing for their æsthetic effect any lofty intellectual vision, any deep criticism of life or even any passionate human emotion at all»; notre trad.; 172).
La valeur inhérente de la maîtrise technique et matérielle, pour Wilde, est quelque chose qui a été emprunté à «l’Est», spécifiquement à la culture japonaise (184). Alors que l’Ouest «a fait peser sur l’art le poids intolérable de ses propres doutes intellectuels et la tragédie spirituelle de ses propres peines» («has been laying on art the intolerable burden of its own intellectual doubts and the spiritual tragedy of its own sorrows»), l’Est, selon Wilde, a préservé un sens de ce qu’il appelle «les conditions picturales premières» («primary and pictorial conditions») de l’art (184). Ce qu’il décrit là, c’est la capacité expressive de la décoration. Faisant écho à «The School of Giorgione» de Walter Pater, il écrit: «Dans son aspect primaire, un tableau n’a pas plus de message spirituel ou de sens qu’un fragment exquis de verre vénitien ou qu’un carreau bleu du mur de Damas: c’est une belle surface colorée, rien de plus» («In its primary aspect a painting has no more spiritual message or meaning than an exquisite fragment of Venetian glass or a blue tile from the wall of Damascus: it is a beautifully coloured surface, nothing more»; notre trad.; 185). C’est de cette manière, selon lui, que l’art «touche l’âme» («touch[es] the soul») – pas avec «des vérités métaphysiques» («metaphysical truths»), mais par son aspect décoratif, qui possède une immédiateté sensuelle et expressive. Comme pour les arts visuels, écrit Wilde, la qualité première de la poésie ne vient pas de son sujet, mais de sa «maîtrise du langage rythmique» («handling of rhythmical language»; notre trad.; 186). Le discours de Wilde sur la décoration dans les arts visuels et dans la poésie tire vers quelque chose qui ressemble étonnamment à l’esthétique moderniste de la forme expressive.
L’histoire ne s’arrête pas là. Un résultat encore plus surprenant de l’argumentation de Wilde se trouve, non pas dans des considérations esthétiques, mais dans son placement de la poésie parnassienne au centre d’une politique socialiste, ce qui semble aujourd’hui être un contexte improbable à mettre en lien avec une poésie qui est perçue comme franchement désengagée de la société. Dans ce même essai, dans lequel Wilde plaide en faveur de la valeur expressive de l’art décoratif en général, et celle de la forme poétique du Parnasse en particulier, il invoque William Morris pour affirmer le potentiel socialiste de telles œuvres:
Qu’est-ce que la décoration, sinon l’expression de la joie du travailleur dans son travail? Et pas seulement la joie – qui est une grande chose mais qui n’est pas suffisante – mais aussi l’opportunité d’exprimer sa propre individualité qui, étant l’essence de toute forme de vie, est la source de toute forme d’art. «J’ai essayé», William Morris m’a dit une fois, «j’ai essayé de faire de chacun de mes travailleurs un artiste, et quand je dis artiste, je veux dire un homme»19.
La clé de cette intervention est l’anoblissement de la matérialité de l’art et du travail technique matériel; dans un autre essai, Wilde affirme que la différence entre l’art décoratif et la peinture est que «l’art décoratif met en exergue sa matière: l’art imaginatif l’annihile» («Decorative art emphasises its material: imaginative art annihilates it»; notre trad.; 282). Cette réévaluation du matériel en termes esthétiques est un problème central à la fin d’un siècle de l’histoire britannique défini par une révolution industrielle, qui a généré une structure de classes, divisée entre les travailleurs en col bleu et ceux en col blancs: une distinction construite sur l’opposition entre ceux qui travaillaient avec leurs mains et ceux qui ne travaillaient pas avec leurs mains. Réfléchir à la vogue parnassienne en lien avec la revendication socialiste de la noblesse du travailleur offre une nouvelle perspective sur les recherches actuelles à propos de cette période de l’histoire poétique – une perspective qui mérite d’être explorée plus en profondeur.
Ce qui est important pour mon analyse, c’est que cette réévaluation de l’esthétique décorative du Parnasse relie le mouvement non seulement à une politique socialiste, mais aussi, par extension, à une politique cosmopolite qui voit dans l’art un potentiel pour le rapprochement des peuples par-delà les nations. Wilde met l’emphase sur la valeur morale de l’art décoratif, autant pour la nation que pour une communauté globale. Il se réfère à Platon pour défendre son affirmation que l’art décoratif créait un bel environnement, qui pouvait élever moralement les habitants d’une communauté (202-203). Il croit d’autant plus que l’art peut créer «une atmosphère intellectuelle commune pour tous les pays» («a common intellectual atmosphere between all countries»), dont il espère qu’elle pourrait générer une fraternité humaine qui assurerait, sinon une paix perpétuelle, au moins un désarmement des nations (198-199). Bien que des chercheurs et chercheuses aient documenté la croyance de Wilde en la capacité des traditions culturelles et littéraires entrecroisées à créer une affiliation qui pourrait transcender les ethnies et les nations, la vogue parnassienne anglaise n’a pas encore été explorée dans ce contexte. Pourtant, Wilde nous encourage à la considérer de cette façon car, comme l’esthétique japonaise qu’elle cherchait à reproduire, elle est fondée, non pas sur des peines nationales, mais sur des motifs abstraits (184). Ce qui est crucial dans son analyse, c’est qu’elle suggère que la vogue était engagée mondialement et socialement, par son emphase sur la décoration, inscrite dans un discours qui encensait le travail matériel et qui redorait le blason du travailleur au sein d’une hiérarchie esthétique, en plus de proposer un langage esthétique abstrait qui pouvait transcender les frontières et les préoccupations nationales.
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Cet article s’est intéressé à la vogue parnassienne anglaise comme poétique cosmopolite: non seulement comme point de transaction entre la Grande-Bretagne et la France, mais aussi comme médiatrice au sein de contextes culturels plus larges qui reflètent les intérêts internationaux de l’Europe à cette époque. L’influence de l’esthétique japonaise sur la révolution des arts visuels de la période a été analysée de façon extensive, mais relativement peu d’attention a été impliquée dans cette influence en lien avec des textes qui anticipent la poésie moderniste. Pourtant, il y a de nombreuses preuves qui suggèrent que quelque chose de poétiquement équivalent se produisait dans le mouvement parnassien, dans lequel la décoration est aussi étrangère que moderne. Moderne, parce qu’elle tendait vers un genre d’abstraction ou de formalisme (que l’on peut percevoir, bien que le modernisme abhorrât la décoration) en opposition à la sentimentalité romantique, et parce qu’elle permettait de réimaginer le rôle de l’art dans l’âge de la commodité. Par-dessus tout, la poétique parnassienne était cosmopolite et riche dans un sens multiple: parce qu’elle cherchait à partager des formes adaptables au-delà des divisions linguistiques; parce que ses formes, quand elles étaient exprimées en anglais, engageaient un questionnement de la nature des similitudes et des différences; et parce qu’elle médiait le sens d’appartenance à une communauté internationale, plutôt que nationale, du poète. C’est peut-être un genre poétique qui n’est pas généralement perçu comme un appel à une harmonie mondiale, mais Wilde suggère que l’on devrait bien le concevoir dans ces contextes transnationaux.
Cela étant dit, il ne faut pas croire qu’une poétique cosmopolite est de manière inhérente émancipatoire, pas plus qu’une poétique nationaliste est nécessairement réactionnaire. Il n’y a rien de révolutionnaire dans le fait de souligner les stéréotypes orientalistes des discours sur l’Asie de l’est dans ces poèmes, mais le faire soulève des questions sur les limites d’une esthétique cosmopolite quant à sa fonction première d’échappatoire des carcans des préoccupations nationales. Et que faire des accusations entendues parfois aujourd’hui, adressées à l’encontre des personnes cosmopolites qui cherchent à s’identifier à une élite internationale – une affiliation basée sur la classe, plutôt que sur la nationalité? Pourrait-on diriger cette accusation contre la vision cosmopolite du Parnasse, malgré (voire à cause de) ses liens avec le travailleur, quand on considère son esthétique dans le contexte d’un âge de production de masse? Observer les années 1870 avec une perspective plus large révèle que le fait que l’intérêt grandissant pour le cosmopolitisme de la fin du siècle coïncide avec le paroxysme de l’impérialisme britannique n’est pas un hasard20. Le cosmopolitisme est, d’une certaine façon, un produit de l’impérialisme – et on pourrait même dire que l’idéal cosmopolite est, dans un sens, la décadence naturelle de l’impérialisme. Dans le poème de Lang cité plus haut, le monument de l’Égypte antique à Londres représente en partie la culture cosmopolite de Londres, mais il représente aussi un symbole de pouvoir impérial et de la complexité politique qui sous-tend la perspective de la Grande-Bretagne sur son identité internationale. L’obélisque était un cadeau, pas un butin de l’empire; mais cette distinction paraît délicate à une période durant laquelle l’Égypte se défendait contre des incursions successives de forces étrangères. La pierre a été donnée à la Grande-Bretagne pour commémorer les victoires britanniques contre la France, qui ont freiné la campagne coloniale française dans la région. Cependant, le triomphe des Britanniques face à Napoléon a été réalisé, non pas pour protéger le peuple égyptien, mais pour défendre les routes commerciales de la Grande-Bretagne et son règne colonial en Inde, que les incursions françaises en Égypte menaçaient. En effet, il faut noter qu’en 1828 (seulement une décennie après la présentation de l’obélisque à la Grande-Bretagne), Muhammad Ali a présenté l’obélisque jumeau à la France quand le contexte politique était en train de changer et qu’il essayait de forger de nouvelles alliances. La France l’a échangé en 1830 pour un autre – l’Obélisque de Louxor, vieux de 3300 ans – que le roi Louis-Philippe allait placer au centre de la Place de la Concorde en 1836; la conclusion étant toujours que l’obélisque, bien que provenant d’Égypte, est un objet qui connecte la France et la Grande-Bretagne de la même manière que le Parnasse – ce qui marque les intersections complexes de leurs histoires politiques, culturelles et esthétiques (voir Brier 76). C’est sûrement l’une des raisons pour lesquelles Lang l’a choisi comme sujet de son poème, alors qu’il représente malgré tout une intersection qui révèle que les racines de cette affinité cosmopolite sont des conflits impériaux.
Des critiques récentes des concepts modernes de cosmopolitisme leur reprochent d’avoir été souvent ancrés dans une vision qui plaçait l’Europe, et plus tard les États-Unis, dans une position privilégiée, au centre21, et mon étude du Parnasse montre à quel point la formation de la notion moderne de cosmopolitisme est entremêlée à l’histoire de l’impérialisme. Alors, l’analyse de cet article ne devrait pas être prise comme un argument politique pro-ballade ou anti-ballade, ou quelque autre sorte d’allégeance politique aussi simpliste, mais plutôt comme une tentative de mieux reconnaître l’importance et la complexité de la renaissance anglaise du Parnasse dans le contexte politique de la poésie de la fin du XIXe siècle – une argumentation qui met aussi en exergue comment la poésie de cette période met en scène des tensions entre le nationalisme et le cosmopolitisme, qui sont aussi cruciales pour nous aujourd’hui qu’elles l’étaient à l’époque. «L’art pour l’art» était, comme Benjamin l’avait souligné, «jamais vraiment à prendre littéralement; c’était presque toujours un pavillon sous lequel voguait un cargo qui ne pouvait pas être déclaré» («scarcely ever to be taken literally; it was almost always a flag under which sailed a cargo that could not be declared»; notre trad.; 183-184). C’est seulement en reconnaissant la politique surprenante des formes poétiques décoratives que l’on comprend que ces poèmes n’étaient pas isolés dans leur bulle esthétique et mélancolique, séparés des préoccupations contemporaines, comme cela a été supposé dans le passé, même quand leur contenu était décidément générique. Pour réinsérer le Parnasse anglais dans les discours plus larges sur la période, nous devons trouver des façons de lire qui ne s’appuient pas sur la valeur intrinsèque d’un poème isolé, mais qui, au contraire, prennent en compte la présence et la réception du mouvement dans son entièreté, afin de reconnaître la place qu’il occupait dans la poésie victorienne. Finalement, nous pourrions aussi nous intéresser à la résonance de cette période avec la nôtre, et nous demander s’il pourrait être bénéfique de prendre en compte certains des problèmes auxquels nous faisons face aujourd’hui. Nous ferions bien de ne pas ignorer ce genre d’histoires lorsque nous essayons de comprendre notre situation contemporaine.
- Les études récentes sur Andrew Lang et Edmund Gosse ont eu tendance à se concentrer sur la prose plutôt que sur la poésie (voir Nathan Hensley), mais l’étude de Jordan Kistler Arthur O’Shaughnessy, A Pre-Raphaelite Poet in the British Museum est particulièrement pertinente.
- Le terme «cosmopolite» sera utilisé dans cet article dans le sens d’une poétique qui regarde vers l’extérieur, internationaliste, qui s’inscrit dans des traditions et influences littéraires qui transcendent les frontières nationales (ce qui s’accorde avec l’usage qui en est fait à la fin du XIXe siècle, que Julie Prewitt Brown analyse dans Cosmopolitan Criticism). Cela n’enlève pas les sens fortement péjoratifs du mot qui étaient en usage au XIXe siècle (une richesse lexicale analysée par Tanya Agathocleous et Jason R. Rudy dans «Victorian Cosmopolitanisms: an Introduction»); en effet, comme je le montre, c’était la suspicion de la période victorienne à l’égard de ces perspectives globalistes qui les rendaient attirantes pour certains esthètes et avant-gardes à contre-courant de la fin du siècle.
- Voir Christopher Keirstead 33. Les débats sur le cosmopolitisme dans les formes et styles littéraires étaient d’abord dominés par des études sur la prose, mais l’étude de Jahan Ramazani A Transnational Poetics a marqué le début d’une nouvelle vague de travaux sur la poésie.
- Voir Stefano Evangelista et Richard Hibbitt, et Philip Ross Bullock et al.
- Voir, par exemple, l’étude de Meredith Martin The Rise and Fall of Meter, Poetry and English National Culture, 1860-1930
- Les considérations conséquentes du mouvement parnassien sont rares, mais dans un exemple récent notable, Vincent Sherry décrit la villanelle comme reproduisant structurellement la chute de la décadence et la défaillance des ambitions impériales (Modernism and the Reinvention of Decadence 72).
- Pour les règles de la forme, voir l’introduction de Gleeson White xlix-lii.
- L’étude récente d’Anne Marie Drury’s sur la traduction dans la poésie victorienne offre un contexte plus large pour les preuves que je fournis ici, mais ne prend pas en compte ces considérations (Translation as Transformation in Victorian Poetry).
- Voir Anon, «Artificial Forms of Verse», déjà cité, et aussi Anon, «Recent Poetry and Verse», qui qualifie ces formes d’«artificielles au dernier degré» («artificial to the last degree»; notre trad.; 46).
- Cosmo Monkhouse souligne «le manque de rimes en anglais» («paucity of rhymes in English»; notre trad.; 246) comme problème central: critique du volume de Gleeson White Ballades and Rondeaus.
- «will leave its mark on English literature for some time to come. […] It has done something to raise the technical standard of verse, and it has enriched our literature with many beautiful things; but the thorough naturalisation of these forms, certainly of most of them, in their exact French shape is not to be expected»; notre trad.; 246.
- «Perhaps this movement will end in the invention and adoption of some modification of the ballade and the rondeau better suited to English thoughts and English words than the French forms. Perhaps Mr. Swinburne’s ‘roundel’ […] will strike root. [….] But if he fails in this, it need be no reason for wonder, when we remember that even Shakspere [sic] failed to make his sonnet grow»; notre trad.; 247.
- Tierney, dans «Edmund Gosse and the Revival of French Fixed Forms» (195), donne plus d’informations bibliographiques détaillées.
- Voir la discussion de Daniel G. Williams dans le chapitre 3 de Ethnicity and Cultural Authority, p. 144.
- Voir le lien suivant: http://spodehistory.blogspot.com/p/spode-and-italian.html.
- Ce qui ne veut pas dire que la porcelaine d’Asie de l’est n’était pas aussi utilisée comme image dans le poème parnassien français. «Les Fleurs de Pommiers» d’Albert Mérat dans Le Parnasse Contemporain est un bon exemple; mais c’est une image relativement inhabituelle dans le mouvement français comparée à celle de la pierre précieuse froide et dure.
- Ce n’est pas mon propos dans cet article d’analyser l’influence complexe des idées de de Banville et de Gautier sur le Parnasse français, bien que la comparaison serait sûrement fascinante.
- «of all modern painters he is the only one who completely realized that a picture is part of the decoration of a wall, and of the wall of a modern room. […] At the present day there is only one country in which the sense of decoration exists, or is allowed to have its way; and it was from the artists of Japan that Whistler learnt the alphabet of decorative painting»; notre trad.; 196.
- «For what is decoration but the worker’s expression of joy in his work? And not joy merely – that is a great thing yet not enough – but that opportunity of expressing his own individuality which, as it is the essence of all life, is the source of all art. ‘I have tried,’ I remember William Morris saying to me once, ‘I have tried to make each of my workers an artist, and when I say an artist I mean a man»; notre trad.; 210.
- Tanya Agathocleous a retracé la relation étroite, et souvent dérangeante, entre l’impérialisme et la formation de sentiments cosmopolites au XIXe siècle (Urban Realism ch. 1).
- Voir, par exemple, l’étude de Brennan At Home in the World: Cosmopolitanism Now et la critique de Lyon de l’étude de Rebecca L. Walkowitz, Cosmopolitan Style.