Bien que l’épithalame lyrique ait engendré un commentaire critique considérable, un élément n’a pas été identifié, ni discuté précédemment. Les «flashlights» peuvent être définies comme des impératives qui attirent l’attention sur une expérience sensorielle ou un évènement particuliers, souvent mais pas toujours perçus par la vue ou l’ouïe, ou plusieurs sens en même temps. Parmi les exemples courants se trouvent «Voir» (see and behold), «Écoutez!» (Hark); des mots comme «Observe» (Mark) peuvent être identifiés comme des variantes ou des proches parents. Analyser ces «flashlights» nous permet de tracer les caractéristiques clés du lyrique en général et de l’épithalame en particulier, notamment les interactions entre locuteur et public ainsi que la relation de ce genre à l’espace et à la narration.
Il y a quelques années, alors que je me promenais dans les rues d’un des quartiers les plus douteux de New York au crépuscule, un mendiant m’a approchée. Il avait l’air particulièrement suspect, j’ai alors serré mon sac à main contre moi et j’ai accéléré le pas. À ce moment-là, il a lancé un: «Hé Madame, je suis un mendiant, pas un voleur. Vous ne connaissez pas la différence?».
Ce récit introduit une problématique à laquelle cet article reviendra régulièrement: les récompenses et les risques de se concentrer sur les différences – par exemple, celles inscrites dans les catégories de genre, dans le présumé contraste entre le lyrique et la narration ainsi que dans les désaccords entre les critiques et les écrivains créatifs. Cependant mon sujet principal porte sur les poèmes de mariage anglais des 16e et 17e siècles, ou épithalames. Premièrement, je proposerai une catégorie rhétorique que j’appellerais «flashlights»1. Leur fonctionnement est central au sein de ces poèmes de mariage, même si elles prennent également des formes distinctives dans un grand nombre de modes différents tels que le théâtre ou d’autres genres lyriques. Deuxièmement, je démontrerai que les épithalames anglais de la période en question, connue de façon controversée sous le nom de début d’ère moderne anglaise et de Renaissance, offrent une pierre de touche à trois caractéristiques de la poésie lyrique en général: son approche à l’espace et au lieu, sa relation à la narration et sa construction des interactions entre et parmi le locuteur et les destinataires.
Même si les trois sujets que je viens juste d’identifier – l’espace, la narrativité, et la relation entre locuteur et public – sont délicats et ardus, ce que nous appelons l’épithalame lyrique peut être défini de manière plus certaine. Ce terme est largement utilisé pour un type de lyrique se fondant sur Catullus LXI et, dans le cas de la tradition anglaise, sur l’épithalame d’Edmund Spenser2.
À l’inverse de ce qui a été appelé épithalame épique, qui raconte une histoire mythologique, les poèmes de ce genre exposent les événements du jour du mariage dans l’ordre chronologique. Leurs auteurs ont l’habitude de commencer par des hommages à Hymen, puis enjoignent le couple et les autres à s’éveiller, célèbrent les mariés, décrivent la cérémonie et les festivités, puis terminent par des allusions à la chambre nuptiale et des prières pour le bonheur et la descendance. Un locuteur rappelle et décrit ces événements, souvent en y fournissant une invitation – Edmund Spenser est le seul à identifier le locuteur au marié lui-même, mais son poème est caractéristique de la tradition sur d’autres points. Cet article se fonde sur des textes typiques de cette tradition, bien qu’une étude plus longue pourrait englober des variations à peu près contemporaines à Spenser, comme l’inclusion de poèmes de mariage dans le genre dramatique du masque ainsi que dans des pièces de théâtre, des anti-épithalames ironiques, ou des écrits qui se concentrent sur un seul événement du mariage. Cette étude plus complète pourrait parfaitement s’étendre à d’autres pays et à d’autres siècles également.
Mes exemples principaux sont typiques de l’épithalame lyrique – mais je ne tente pas d’établir l’épithalame anglais du début de l’ère moderne comme prototype du lyrique lui-même. Un obstacle est que sa narrativité n’est pas aussi visible que dans d’autres genres et sous-genre du lyrique, bien que je soutiendrai que nos poèmes pourraient et devraient attirer notre attention sur la capacité et la réalisation de la narration, souvent négligées dans ces genres. Nous ne devrions pas tenter d’établir une définition transhistorique et transculturelle stable du lyrique. En effet, dans un formidable article discutant des difficultés de définition du lyrique en général ainsi que de la thèse de Jackson-Prins sur ce genre en particulier, Stephanie Burt souligne les dangers de définitions aussi détaillées, bien qu’elle identifie astucieusement un poème de Wyatt, «My lute, awake» comme incluant pratiquement tous les attributs du lyrique – du moins dans sa forme anglo-américaine (Burt 422-440). Je la rejoins au sujet de l’exception que représente ce poète extraordinaire qu’était Wyatt – et, plus précisément, sur la règle générale au sujet des risques d’imposer une formule unique à ce genre littéraire.
Mais si nous nous souvenons de ces mises en garde, l’épithalame lyrique du début de l’ère moderne se prête bien aux généralisations sur les trois sujets abordés précédemment, soit la spatialité, la narrativité, la relation entre locuteur et audience que j’appellerai l’ «adressivité» (addressivity), en empruntant ce terme à d’autres études, parmi lesquelles figure un important livre de Kathleen McCarthy sur le lyrique classique3.
Les liens entre l’épithalame et les autres formes du lyrique émergent clairement lorsqu’on emprunte et adapte les concepts de potentialité et de capacité présentés dans la monographie déterminante d’Angela Leighton (2007), non pas au sujet de l’épithalame lui-même, mais pour la forme lyrique en général. Aborder les genres en termes de potentialité ou de capacité à développer diverses caractéristiques plutôt que des conditions sine qua non nous permet d’interpréter des textes dans lesquels ces caractéristiques peuvent être présentes sous une forme altérée, ou même en être absentes.
Le vocabulaire de ce que Susan Stewart appelle «l’inclination» (leaning), comme bien d’autres de ses idées, est aussi approprié ici4.
De ces perspectives ainsi que d’autres, l’épithalame du début de l’ère moderne attire notre attention lorsque nous étudions le lyrique sous le label «épithalame lyrique» (lyric epithalamium); cette attention est justifiée par les remises en questions des suppositions au sujet du lyrique, mais insiste également sur une telle attention par ses pratiques résolument méta-lyriques. Elles comprennent son insistance répétée sur le chant, ses allusions à ses propres qualités incantatoires, et sa mise en lumière, au moyen des «flashlights» et autres techniques, de son mouvement d’un discours plus diurne à un langage exprimant et jouant un état émotionnel intense.
Pour revenir à mon premier sujet principal, ces «flashlights» peuvent être brièvement définies comme des impératifs qui attirent notre attention sur une expérience sensorielle ou un événement particuliers du jour du mariage, perçus le plus souvent mais pas invariablement à travers la vue ou l’ouïe, ou plusieurs sens simultanément. Des exemples fréquents incluent See («voir/vois/voyez»), Behold («voir/vois/voyez»), Hark («écoutez!»), et le très proche Lo («voilà»5. Hail («Salut») et ses variantes sont une sous-catégorie. Dans les poèmes de mariage, ils sont souvent à la fois une expression intérieure d’émerveillement et une invitation ou un ordre donné aux autres de partager cette merveilleuse expérience. Examinons donc leur rôle dans un texte du poète du 17e siècle Robert Herrick, auquel je reviendrai tout au long de cet essai: «Voyez où elle vient; et sentez comme toute la rue/Sent la vigne et la grenade, O si doux!» («See where she comes; and smell how all the street/Breathes Vine-yards and Pomgrats: O how sweet»; notre trad.; 21-22). De même, le poème «Epithalamion», principal poème de mariage d’Edmund Spenser, qui fut sans doute le poète le plus important de l’époque et indubitablement le père de la tradition anglaise de l’épithalame, commence par une strophe en accueillant la mariée avec «Réveille-toi maintenant, mon amour, réveille-toi» («Wake now, my love, awake»; notre trad.; 74). Cet impératif est suivi de près par d’autres lignes telles que «Écoutez comme les oiseaux joyeux chantent leurs chansons prônant l’amour» («Hark how the cheerfull birds do chaunt their laies/and carroll of loves praise»; notre trad.; 78-79). Comme ces exemples l’indiquent, la «flashlight» fait partie d’une phrase ou d’une proposition plus longue et parfois d’une exclamation hors proposition. Bien qu’elles soient révélatrices, ces deux pierres de touche ne sont pas uniques; en fait, le mot see et ses mots apparentés n’apparaissent pas moins de dix-sept fois dans l’épithalame de Ben Jonson pour le mariage de Hierome Weston et Frances Stuart.
Même un aperçu nécessairement bref des liens entre nos «flashlights» et d’autres usages peut exemplifier la valeur d’une approche interdisciplinaire du lyrique. Les «flashlights» sont évidemment des exemples d’une catégorie d’actes de parole étudiés de diverses manières par des linguistes tels que John Austin et John Searle qui intègre des ordres, des demandes, des prières, et ainsi de suite6.
Ils exemplifient également souvent la catégorie des exclamatifs, et certains linguistes se sont penchés sur le mot Ô, ainsi que sur certains marqueurs de discours comme right, ok, qui organisent le discours et transmettent des attitudes envers lui. Des mots comme Hark et Lo ressemblent également à ce que d’autres linguistes ont appelé des admiratifs ou des miratifs, qui mettent l’accent sur l’étonnement et la surprise7.
Mais pour en revenir aux «flashlights» elles-mêmes, elles apparaissent dans de nombreux autres poèmes lyriques, y compris certains ironiques, en plus des épithalames. John Donne ouvre son poème d’amour lyrique nommé de manière improbable «The Flea» («La puce») de la manière suivante: «Vois cette puce, et vois par elle» (Fuzier 152) («Marke but this flea, and marke in this»; 53). Le poème de Keats, ou plutôt le fragment, «This living hand» («Cette main vivante»), comporte la ligne «Voyez, la voici» («See, here it is»; notre trad.). Cathy Yandell, une critique de textes français du 17e siècle, suggère que les lignes commençant par –L-A-S dans «Mignonne, allons voir» de Ronsard pourraient bien comprendre non seulement «hélas» dans le sens de Alas en anglais, mais également «là» dans le sens de there ou lo en anglais8.
Pour changer de style, d’ère et de pays, l’usage probablement le plus connu et le plus controversé dans la littérature épique est le mot d’ouverture de Beowulf, Hwaet, au sujet duquel les spécialistes ont fait couler plus d’encre que le héros éponyme n’a fait couler de sang. Seamus Heaney a traduit Hwaet de manière contestée mais charmante comme so («ainsi»), un terme dans le langage informel irlandais qu’il nomme malicieusement «anglais-irlandais des bas-fonds». Ce so introductif est aujourd’hui utilisé plus largement, des étudiants en Bachelor à la candidate à la présidentielle Elizabeth Warren. Je discuterai de termes semblables dans le théâtre plus tard, mais je souhaite souligner brièvement ici qu’il serait également possible de relier les procédés que je retrace à un modèle qui a récemment intéressé les narratologues, la création desdits esprits sociaux.
De tels exemples de «flashlights» au sein ainsi qu’en dehors du lyrique peuvent nous aider à identifier leurs mécanismes distinctifs, bien que non nécessairement uniques, dans le lyrique lui-même. Citant la «sublimité» (sublimity) et «l’enchantement» (enchantment) comme des caractéristiques centrales du lyrique, George Wright retrace leur rôle dans le temps qu’il appelle «le présent lyrique» (lyric present): les «flashlights» fonctionnent de manière comparable (Wright 563-579). Elles ressemblent aux épitaphes au sujet desquelles Scott L. Newstok (2009) a écrit de façon convaincante sur leur orientation demandant un destinataire. Cependant, leur connexion aux apostrophes que Jonathan Culler a avancé comme signature du lyrique est plus en lien avec les buts de cet article9.
Le manque d’apostrophes dans la poésie anglaise des 16e et 17e siècles exemplifie les risques de la définition transhistorique du lyrique qui accompagnent les contributions révolutionnaires de Culler sur l’étude du lyrique. Néanmoins, ce sujet comme tant d’autres invite à ce qui a souvent été nommé une approche critique et duelle. C’est-à-dire que, plutôt que de simplement accepter ou rejeter l’idée d’un lyrique transhistorique dont la carte de visite est l’apostrophe, nous pouvons penser en termes de capacité aussi bien que de substitution. En d’autres termes, comment des fonctions similaires à celles d’une caractéristique générale présumée du lyrique sont communément admises, souvent dans des formes modifiées, par d’autres caractéristiques. Dans cet exemple, les «flashlights» illustrent le but que Culler attribue aux apostrophes – elles tentent de créer une situation, et donc d’attirer l’attention sur le pouvoir poétique. Dans les procédures qui façonnent l’analyse rhétorique, l’apostrophe représente un tournant d’un public à l’autre, et je démontrerai ici que les «flashlights» impliquent des tournants dans l’espace, loin de et en direction de. Bien que Culler lui-même ait questionné la présupposition selon laquelle l’apostrophe intensifie nécessairement, cette dernière représente un autre lien avec les «flashlights», qui s’intensifient auditivement au début d’un vers contenant une inversion trochaïque.
Pour une analyse plus approfondie de ces «flashlights», revenons aux lignes de Herrick citées ci-dessus: «See where she comes; and smell how all the street/ Breathes Vine-yards and Pomgrats.» Si le lyrique est une tournure de parole intensifiée, ces usages sont une tournure redoublée à une intensification supplémentaire au sein de l’originale, un écart dont la soudaineté pourrait rappeler le mot flash, qui a incité mon utilisation du terme flashlights. Ce processus peut ressembler à la double intensification quand les vers d’un épithalame qui pourraient éventuellement ressembler à un chant sont suivis par d’autres, identifiés comme faisant partie d’un chant à proprement parler. Cependant, ce que les «flashlights» éclairent est un moment ou une vision plutôt qu’un processus. Regardons à nouveau ce passage de Herrick «See where she comes» – et notons que «watch where she is coming» aurait suggéré un processus plutôt qu’un seul et singulier moment/lieu. Ce vers et celui de Spenser, «Hark how the cheerful birds do chant their laies», créent un effet très différent de «The bride is coming down the path» ou «The birds are beginning to chant» au niveau de la temporalité. Nos phrases aident donc à établir et à participer à une lyricité dans des sens variés.
J’ai donc démontré, en premier lieu, que nos «flashlights» ordonnent, dans les deux sens du terme, l’espace à travers l’orientation, c’est-à-dire les indications pour savoir où regarder. Deuxièmement, ces dispositifs intensifient certaines caractéristiques du lyrique. Troisièmement, les «flashlights» établissent des interactions et des jeux de pouvoir multiples et changeants où le locuteur, par exemple, contrôle l’espace en orientant ses habitants. Ce faisant, ces usages contrôlent les sens de la vue et de l’ouïe, sans doute en réaction à la peur des sens sexuels incontrôlés qui sont souvent sous-jacents dans de nombreux poèmes de mariage. Les «flashlights» fournissent donc tant une introduction qu’une des nombreuses perspectives utiles sur les trois principales problématiques dont traite cet article: la spatialité, la narrativité et l’ «adressivité».
Quelques principes de base de la théorie espace-lieu ainsi que sa terminologie, bien qu’ils aient tous été débattus ou affinés, cristallisent la pertinence de ce domaine pour l’épithalame. Plusieurs théoriciens de l’espace le représentent comme informe, non soumis à des règles, et représentent le lieu comme le monde des règles et des dénominations précises. De plus, certains théoriciens, allant, dans leur orientation idéologique, de Henri Lefebvre à Yi-Fu Tuan, ont étudié comment l’espace et le lieu sont contrôlés par un éventail d’agents, avec des analyses par Michel de Certeau et d’autres théoriciens qui avancent des distinctions entre les sujets plus puissants qui peuvent exercer un contrôle à long terme et les personnes moins influentes, comme les artistes ou les personnes ayant un statut social inférieur plus bas, dont l’impact sur l’espace est plus limité10.
L’importance du lieu dans l’épithalame du début de l’ère moderne est indiscutable. Par exemple, le mot lui-même signifie «au lit nuptial», et ces poèmes culminent souvent sur cet endroit dans sa manifestation littérale, ainsi que dans son rôle d’image de la descendance. Les processions, typiques de ces poèmes, mettent en relief et figurent la spatialité. Alors que certains de ces poèmes impliquent ce que l’on appellerait aujourd’hui des mariages de la classe moyenne supérieure plutôt que des mariages aristocratiques, d’autres se déroulent à la cour – l’union de la fille du roi James et de l’électeur palatin a inspiré toute une série d’épithalames – et ce cadre y est mis en évidence. Les jeux de pouvoir se déroulent souvent dans toutes ces références. Ces poèmes illustrent en particulier la représentation des théoriciens de l’espace selon laquelle la marche est un moyen de contrôle – ou de manque de capacité de contrôle – de l’espace. Sans surprise, le genre façonne et est façonné par de telles représentations de manière polyvalente. Ainsi, les extraits dans lesquels la mariée marche au milieu d’observateurs admiratifs peuvent donc suggérer le pouvoir de sa beauté («See how she comes», déclame Herrick dans l’épithalame sur Crew (21)). Les nombreux épisodes où elle est portée nous rappellent que les monarques, notamment la reine Elizabeth elle-même, exprimaient leur pouvoir à travers cette relation à la spatialité. Ces mariées sont d’ailleurs souvent comparées à la reine. Pourtant, être portée ou, dans de nombreux cas dans ces poèmes, être menée, peut aussi suggérer l’impuissance et la passivité. Sans doute la meilleure explication et résolution de ces trois approches apparemment discordantes de l’espace est qu’une anxiété concernant la sexualité féminine génère et active les associations négatives réactionnelles de la position de la mariée dans l’espace. Mais plus que tout, de tels paradoxes nous mettent en garde encore une fois sur les généralisations monolithiques concernant le genre.
La tradition de l’épithalame offre également quelques autres représentations de l’espace qui, bien que non négligées, méritent une attention supplémentaire et différente que celle qu’elles ont reçue. Le poème de mariage emblématique de Spenser expose à plusieurs reprises des vrais noms de lieux irlandais – «ye Nymphes of Mulla» (56) et ainsi de suite. Ceci relie ainsi le poème au projet colonial de ce pays et au titre contesté de Spenser lui-même sur le territoire – littéral et autrement – qu’il a, dans plus d’un sens, une position d’autorité le jour du mariage. Et dans un passage fascinant de «Epithalamion made at Lincolnes Inne» de Donne, la mariée est dépeinte comme un agneau sacrificiel couché sur le lit et le marié comme un prêtre l’approchant.
Néanmoins, je maintiens que ce qui est sans doute le rôle le plus important de l’espace dans de nombreux épithalames anglais a été pratiquement négligé – ce rôle étant le fonctionnement d’un type d’orientation visuelle ou auditive. Ma discussion des «flashlights» nous rend attentif aux manières dont le locuteur ordonne – à nouveau, dans plus d’un sens – le paysage et ce qui a été appelé le paysage sonore (soundscape). Le lyrique tient à des méandres en tant de sens, et ici le locuteur détourne l’attention de son public diégétique et non-diégétique vers une vision, un son ou un moment particulier. Ceci peut effectivement impliquer un mouvement de tête – en insistant: «look here not there» («regardez ici et pas là-bas») – ou une alerte pour savoir où le public devrait ou ne devrait pas regarder. (Pour exemplifier ce dernier point, un épithalame de mon cru conclut:
and who will heed girders scaffolded with signed— HARD HAT AREA REPORT UNSAFE CONDITIONS TO —warnings for those who could not read the alarming signs. (101)
Mais les connexions entre l’espace et le pouvoir sont encore plus compliquées – et encore plus diffuses. En effet, ceux qui créent les visions et les sons qui évoquent les «flashlights» See, Hark, et ainsi de suite, notamment la mariée, exercent une sorte de pouvoir en attirant le regard des autres. Il y a quelques dizaines d’années, de nombreux théoriciens du film ont développé leur concept du regard, qui représentait le regard masculin comme une expression insistante du pouvoir sexué. D’autres théoriciens du cinéma, cependant, ont suggéré à tour de rôle que le regard des publics masculins sur la beauté féminine était lui-même sujet au contrôle par un Hollywood capitaliste, et que les femmes exerçaient une forme de contrôle en attirant cette attention11.
Quoi qu’il en soit, dans le cas de nos poèmes de mariage, bien que l’orientation puisse fonctionner de nombreuses manières, la signification principale de la spatialité, renforcée par le fait que l’acte de parole le plus caractéristique du locuteur dans ces poèmes est en effet le commandement, soit son contrôle de l’espace en indiquant à ses différents publics où regarder et ce qu’il doit écouter – et donc souvent sur quoi s’interroger et sur quoi réfléchir.
Ma lecture attentive des rôles de genre nous invite à approfondir l’interaction entre les forces spécifiquement culturelles au sein de ces textes et les principes de la théorie de l’espace. Au début de l’Angleterre moderne, des débats ont été lancés, encouragés par l’insistance de la Réforme sur le fait que le mariage n’était pas un sacrement, sur ce qui constituait légalement un mariage et qui ou quoi avait l’autorité de le célébrer. Nombreux sont ceux à avoir revendiqué que le couple lui-même n’avait qu’à déclarer sa décision de se marier pour que cela se produise, même en l’absence de témoins. La différence entre un contrat de praesenti et un contrat de futuro, a également été instaurée et débattue, le premier effectuant un mariage immédiat, sur place. Je suggère que de telles tensions sont détournées et reflétées par une insistance sur l’efficacité du pouvoir du locuteur d’épithalames lyriques, qui, incontestablement, permettra le mariage. En effet, il crée un mariage de praesenti à l’intérieur du poème qui, parmi les nombreux épithalames écrits avant le mariage à proprement parler, modèle l’événement de futuro qui se passera dans le monde dit «réel».
Mon insistance sur cette manière d’affirmer le pouvoir sur et dans l’espace invite également à reconsidérer les principes centraux de la théorie de l’espace et du lieu. En discutant la gestion de l’espace, les critiques de ce domaine se concentrent généralement sur des activités telles que la marche et la cartographie – et tendent donc à négliger la signification de l’orientation dans le sens où elle consiste à regarder dans une direction et à enjoindre les autres de faire de même. Comme je l’ai déjà dit au sujet des différents genres et des installations artistiques actuelles, le fait de s’asseoir permet également d’obtenir une orientation. Nos épithalames nous poussent à remettre en question les idées conventionnelles au sujet de l’incarnation dans la théorie de l’espace/lieu. Le faire minutieusement demanderait un autre article – mais ceci est un lieu approprié pour plaider en faveur d’une plus grande attention à la notion d’espace dans le lyrique, et plus particulièrement au fait de contrôler ce que ses personnages et lecteurs regardent – et ne regardent pas.
L’épithalame anglais des débuts de l’ère moderne nous invite également à réexaminer une seconde caractéristique du lyrique: sa relation au récit. Trop souvent, des critiques soulignent des contrastes entre les deux modes au détriment des similitudes et même des hybridités, à l’instar de la manière dont la relation entre le catholicisme et le protestantisme a été mal interprétée dans les études du début de l’ère moderne jusqu’à récemment. Une fois encore, «les deux/et» est préférable à «l’un ou l’autre». Cette insistance sur les contrastes est permise par le second risque: les étudiants du lyrique invoquent souvent des concepts simplifiés de la narration qui ont été rejetés, ou du moins réinterprétés par des narratologues, et vice versa lorsque les narratologues discutent du lyrique12.
Dans tous les cas, ces poèmes de mariage sont autant proto- que méta-narratifs en ce qu’ils racontent une série d’incidents, une série souvent enracinée dans un lieu spécifique comme «Mulla» dans le poème de Spenser que nous avons vu précédemment. Le cortège des célébrants met en scène et symbolise spatialement la temporalité de la narration elle-même. Bien que les événements d’une telle occasion suivent clairement un scénario prédéterminé, le problème de la contingence et de la possibilité de la surprise qui intéresse de nombreux narratologues est intégré par des références récurrentes à des dangers potentiels. Si la consommation du mariage dépasse la conclusion du récit, comme le soutient Peter Brooks, dans ce genre, elle est à la fois littéralisée et réalisée13.
Qu’en est-il des caractéristiques du lyrique? Car malgré l’accent mis sur les événements chronologiques, beaucoup d’épithalames illustrent l’immédiateté presque hallucinatoire souvent associée au lyrique – «Now, now’s the time» («Maintenant, maintenant il est temps») commence «An Epithalamie to Sir Thomas Southwell and his Ladie» de Herrick. Nous avons vu des exemples comparables chez Spenser et Herrick lui-même. En effet, les «flashlights» ont indiqué que certains épithalames sapent le mouvement narratif en offrant, à la place, des instantanés de moments précis. Dans son épithalame sur l’union controversée du Comte de Somerset et de Frances Howard, Donne fait précisément ceci en attachant des titres aux strophes, dont les gérondifs transforment le verbe en nom – «Her apparelling» («Son habillage») par exemple. L’identification insistante de tels textes comme des chants encourage également leur identification en tant que «lyrique».
Toutefois, la manière dont les deux pratiques dans l’épithalame lyrique – la prédilection pour les ordres et l’utilisation de déictiques comme here et this («ici» et «ça») – nous invite à repenser tant ces caractéristiques que d’autres associées à nos deux modes, est plus fascinante encore. Comme nous l’avons vu, le commandement, qu’il prenne ou non la forme d’une «flashlight» ou d’une invitation similaire, est de loin l’acte de parole le plus typique des locuteurs de ces poèmes. De tels impératifs compliquent et perturbent nos modes et leur interaction. En général, bien qu’ils reposent sur un moment précis, soit le moment auquel l’ordre ou la demande est donné, ces mots introduisent la prolepse, nous rappelant l’importance de l’anticipation tant dans la narration que dans le lyrique, même si ce dernier se situe résolument dans l’ici-et-maintenant dans de nombreuses études traditionnelles. Néanmoins, il est fort probable que ces ordres soient exécutés, de sorte que ce qui apparaît comme la non-narration dans les sens explorés par les narratologues Gerald Prince et Uri Margolin – c’est-à-dire l’ombre d’une histoire qui ne sera pas racontée et qui, par conséquent, sape la narrativité – devient simplement une manière anticipatoire de raconter une histoire qui, nous le savons, sera réalisée rapidement14.
Ainsi, l’anticipation enracine donc ces poèmes dans les deux genres plutôt que de créer un contraste entre eux.
Dans la poésie de mariage, de tels modèles deviennent plus complexes car les instructions impliquent souvent un ordre ou une demande afin de lancer une série de mouvements – réveiller la mariée apparaîtra ensuite, et ainsi de suite – transformant à nouveau le genre en méta-narration. Inversement, dans d’autres strophes, comme vu précédemment, les «flashlights» n’impliquent pas un mouvement mais une stagnation méta-lyrique qui rappelle et invite à l’observation et à la méditation lyrique – comme je l’ai suggéré plus tôt, See («voir») a des valences différentes de watch («regarder»). Des regroupements similaires de catégories surviennent lorsque nous considérons les déictiques, c’est-à-dire l’utilisation de mots tels que this («ceci») et here («ici») qui sont en fait apparentés aux «flashlights» (même si, à mon grand regret, j’ai à peine remarqué ce lien lorsque j’ai commencé à écrire sur les déictiques). Ainsi, l’invitation impérieuse de Spenser à son équipe de nymphes, «Soyez également présentes ici» («Be also present heere»; notre trad.; 71), complique non seulement la narration et le lyrique, mais aussi l’espace et le temps, le diégétique et le non-diégétique. Le jeu sur «present»15, qui ne suggère pas qu’un lieu particulier dans l’espace mais également la continuité et la stagnation, se réfère sans doute au «présent lyrique» de George Wright dont j’ai fait mention plus tôt. D’une autre perspective, toutefois, les éléments narratifs coupent le lyrique; on ordonne aux nymphes d’être présentes dans un endroit spécifique dont les coordonnées géographiques ont été soigneusement nommées. Notons également combien de mondes sont à la fois regroupés et contrastés à travers ce here. («ici»): le monde diégétique et le monde fictif, en plus de la sphère textuelle du poème matériel. Car here dans ce contexte peut aussi signifier, paradoxalement, «Be present in this representation» («être présent.e dans cette représentation») – c’est-à-dire, être présent dans cette histoire, sur cette page matérielle, dans cette chanson16.
Sous cet angle, ce here renvoie le narrateur et le lecteur d’un monde différent de celui du mariage, à un there du point de vue des convives et de la mariée. De plus, dans le contexte du poème, le here est contrasté par le there des loups sauvages et des rebelles irlandais menaçants, encourageant de ce fait un regard sur les spécificités culturelles, sur l’habitat et sur le nom de certaines caractéristiques lyriques et narratives.
En bref, le mode de l’épithalame lyrique du début de l’ère moderne comprend, d’une part, des marqueurs clairement associés au lyrique ou, à l’inverse, à la narration et, d’autre part, des pratiques et des références qui brouillent les définitions simples des modes. La catégorisation non seulement de certaines de ces caractéristiques mais également d’un texte donné comme étant ou narratif ou lyrique est donc compliquée. Le genre qui thématise une union harmonieuse des genres et des participants banals et surnaturels met souvent en scène une juxtaposition troublée et troublante des modes, des temporalités, et des spatialités.
Cependant, ces paradoxes peuvent être résolus, ou du moins faire l’objet d’une médiation. L’éminent narratologue James Phelan m’a suggéré que nous devrions peut-être penser l’hybridité du récit comme la norme, et non l’exception17.
De même, j’ajouterai qu’en reconnaissant l’hybridité dans les nombreux exemples où elle se produit indubitablement, tant dans les poèmes de mariage qu’ailleurs, nous devons résister à deux versions connexes d’une rivalité gagnant-gagnant – la première étant l’hypothèse que lorsque la narration et le lyrique sont juxtaposés, la norme est que l’un supprime l’autre, et la seconde est une tendance présente bien que non universelle à supposer que dans des séquences de sonnets et peut-être ailleurs, la narration a tendance à l’emporter. Par ailleurs, cette dernière est une hypothèse qui a mené à des approches discutables de groupes de sonnets, en discernant notamment des mouvements narratifs sur la base d’évidences limitées ou douteuses18.
Nous pouvons aborder de telles questions de manière plus fructueuse en revenant au modèle de Leighton au sujet des formes littéraires contenant des potentialités et des capacités, reconnaissant par-là que le lyrique comprend en lui-même la capacité de narration, et vice versa. Cette capacité peut être contenue ou exprimée de différentes manières et à différents degrés, en fonction des conditions culturelles locales. Par exemple, au début de l’ère moderne anglaise, les psaumes ont profondément influencé les conceptions du lyrique, même laïques. La combinaison d’éléments narratifs et lyriques tant dans les versions bibliques de ces textes que dans leurs traductions anglaises, notamment celles de Thomas Wyatt, ont probablement encouragé de telles hybridités ailleurs. Une autre voie à suivre à l’avenir est la question de la manière dont une chanson et le refrain en particulier, participent et brouillent toutes ces classifications. Et dans les discussions futures, on pourrait également explorer quels investissements professionnels peuvent se cacher derrière nos classifications du lyrique et de la narration.
Le troisième marqueur lyrique que l’épithalame des 16e et 17e siècles nous permet d’expliquer est la relation entre les locuteurs et les publics, que ce soit à l’intérieur ou à l’extérieur du poème. Mes discussions précédentes ont ébauché quelques approches à ce sujet, et notre pierre de touche d’Herrick citée précédemment «See where she comes; and smell how all the street/Breathes Vine-yards and Pomgrats: O how sweet» en présente d’autres. À un certain niveau, le locuteur d’Herrick pourrait exprimer son propre ravissement intériorisé à la vue de la mariée, nous rappelant la relation entre les perceptions sensorielles et les réflexions qui leur sont liées. Cette relation est encouragée par les manières dont les pratiques réflexives de cette époque particulière transitionnent souvent du visuel à la pensée. Mais ce See est également un ordre au public diégétique à l’intérieur du poème, représenté fictivement par ceux qui assistent au mariage. Cependant, notons que même si en répondant ils partagent la vision du locuteur, leur perspective ne se mêle pas simplement à la sienne: ils répondent à son pouvoir d’orienter leur attention, et le passage insinue qu’ils pourraient voir la mariée après lui et en réponse à son injonction. De plus, comme c’est souvent le cas dans des passages d’autres genres qui ont été astucieusement analysés par William Waters et d’autres critiques, le public non-diégétique, c’est-à-dire les lecteurs en dehors du monde du poème, est invité à see («regarder»), ce verbe se référant à la représentation de la mariée sur la page (Waters).
Au demeurant, l’épithalame, contrairement à la plupart des autres genres, introduit encore une autre dyade locuteur-public: ces poèmes étaient souvent écrits avant les mariages et vraisemblablement lus à l’occasion par des personnes qui étaient des invités au mariage en question. Ces invités-lecteurs sont donc invités tant à voir la représentation de la mariée dans le poème qu’à voir la «vraie» mariée lors du vrai mariage (ces «vrais» sont évidemment entre guillemets en raison du principe critique répandu mais non universel selon lequel ce qui pourrait être appelé des événements historiques ou réels sont eux-mêmes des représentations). En d’autres termes, l’épithalame lyrique est un cas isolé d’une certaine manière car, comme mentionné plus haut, certains lecteurs du mariage fictif dans le poème pourraient assister à sa version réelle dans le monde réel. Néanmoins, ce genre nous aide à comprendre des schémas qui apparaissent dans de nombreuses autres formes de lyrique. En particulier, la généralisation la plus importante au sujet de la relation entre locuteur et destinataire, telle qu’elle est réalisée non seulement dans l’épithalame lyrique mais aussi dans d’autres poèmes lyriques, est sans doute sa variété et sa labilité, entre poèmes et au sein des poèmes. Un de ces modèles, que l’on trouve dans les poèmes de mariage, est la construction d’un we («nous») à partir du I («je») lyrique. Bien qu’elle ne comprenne pas les poèmes de mariage, Bonnie Costello analyse ce processus par rapport à un éventail de genres, auteurs, et époques dans son récent livre novateur The Plural of «Us» (2017).
En adoptant et en adaptant de telles idées par rapport au poème de mariage des débuts de l’ère moderne, je suggère que, parmi les nombreuses invitations au sein de ces poèmes, la plus importante est celle qui permet de voir les événements d’un point de vue similaire mais non identique à celui du locuteur. Ces ordres peuvent être coercitifs, comme l’a astucieusement établi Kimberly Huth dans un article important sur les invitations pastorales (44-69). Les «flashlights» sont une stratégie principale, parfois même la stratégie principale, qui permet d’atteindre cet objectif. L’action de réveiller les autres, littéralement et figurativement, qu’il s’agisse de la mariée, des célébrants ou encore des esprits tutélaires, est centrale au genre, et elle est effectuée linguistiquement et figurativement par le biais des «flashlights». Tout comme le réveil – ou comme se mettre à chanter – elles créent et signalent un changement d’état, en particulier un changement dans la connexion avec le locuteur.
Costello démontre que la création d’un we est souvent un procédé complexe et imparfait, qui n’est guère prévisible. De même, les épithalames lyriques du début de l’ère moderne ne transforment pas simplement les destinataires à l’intérieur du poème ou leurs publics de lecteurs en ventriloques du lyrique. La création d’une voix identificatoire, si elle a lieu, est nuancée et parfois contestée. L’identification simple ou totale est empêchée par le fait que le locuteur y arrive en premier – la temporalité est importante ici – et reste notre guide pour savoir où regarder, qu’entendre, et comment répondre, une situation qui peut bien rappeler l’ordre insistant de Donne «Mark but this flea», bien que dans son poème, nous ne rencontrons pas le merveilleux mais plutôt l’ironique.
Des procédures analogues dans le théâtre peuvent nous aider à comprendre de telles limites sur l’identification des perspectives et des voix prétendument associées aux «flashlights» ainsi qu’à d’autres procédures rhétoriques. Des études du théâtre faites par de nombreux critiques, dont Katherine Rowe, ont attiré notre attention sur les mécanismes de cette figure créatrice de pouvoir qu’est la main (Rowe 1999). La remise et le transfert n’affectent pas nécessairement la fusion des deux mains en une seule19.
Une autre raison qui fait que les ordres des «flashlights» ne créent ou ne représentent pas simplement une identification des voix est qu’elles ne sont souvent pas entièrement réussies. Par exemple, le vers de Spenser «Hark how the cheerfull birds do chaunt their laies» (78) semble être adressé tant à ceux qui assisteront au mariage qu’à la mariée elle-même, mais plus loin dans la même strophe l’auteur répète l’ordre avec reproche en utilisant un équivalent de «hark», «hearken» (88), car sa dame n’a pas encore répondu et n’a donc pas supposé son rôle de réponse, d’éveil et de réaction aux événements du monde naturel. L’observation influente d’Helen Vendler selon laquelle le lyrique est un rôle offert au lecteur doit être nuancée par les cas où le rôle n’est pas accepté – ou encore où l’un de ses principaux composants est le pouvoir de faire cette offre20.
Pour aborder de telles complexités, il nous faut revenir à un concept que j’ai brièvement introduit plus tôt, celui de «substitution» (surrogacy). Cette «substitution» sous toutes ses formes a intéressé de nombreux étudiants en poésie – par exemple, Matthew Zarnowieki et d’autres critiques ont abordé le texte matériel et les questions de la multiplicité des auteurs en ces termes21.
Et la substitution caractérise également la succession d’interprètes qui peuvent adopter et adapter la version originale d’une chanson, un sujet déjà discuté avec succès par divers critiques mentionnés précédemment, y compris Stephanie Burt, Sarah Iovan et Scott Trudell. Dans ces poèmes de mariage, les destinataires écoutent les directives du locuteur et répètent certains de ses mots séquentiellement, ne se joignant donc pas à sa voix mais devenant une «substitution». Par exemple, le locuteur dans l’épithalame de Spenser enjoint les nymphes à chanter la chanson qu’il vient de créer pour elles – et à leur tour, comme le souligne le refrain, les bois répondront. Des telles répétitions, semblables à des refrains, peuvent encore une fois rappeler les psaumes, qui étaient associés à une série de chanteurs successifs – ils sont un texte enseigné par Dieu à David et, de là, fournissent un modèle influent aux interprètes actuels qui les performent.
Mais si les épithalames commencent souvent par acclamer et remercier des personnages comme Hymen, leur conclusion comprend d’habitude des observations négatives au sujet de dangers à éviter, mais également des notes positives. Et certains périls menacent et empêchent l’étude du lyrique aujourd’hui. Bien que figurant dans une publication internationale, cette discussion met nécessairement l’accent sur l’académie aux États-Unis. Tout d’abord, nous encourageons une spécialisation et une sur-spécialisation précoces dans nos parcours académiques. Certains programmes demandent aux candidats de spécifier leur sujet de thèse; beaucoup d’autres encouragent les étudiants à centrer tant leurs cours que leur pré-dissertation sur un sujet particulier, comme la romance en prose du 16e siècle ou le genre dans le roman du 19e siècle – et même sur le sujet de thèse qu’ils prévoient de poursuivre dans ce domaine. Je ne préconise pas du tout un retour au mythe d’une œuvre stable que tous les étudiants devraient couvrir («couvrir» est un mot intrigant dans ce contexte), mais le bouchon a été poussé trop loin. Une conséquence est la facilité avec laquelle des généralisations sur le lyrique et la narration sont acceptées, alors qu’elles sont en fait minées par des domaines autres que celui dans lequel le critique est spécialisé. Parmi les exemples les plus troublants que j’ai rencontrés, il y a l’affirmation que le sonnet était une tradition ennuyeuse jusqu’aux 20e et 21e siècles, et que la pastorale célébrait sans critique le monde qu’elle évoque jusqu’à nos jours. Encourager les futurs étudiants du lyrique à lire plus largement, en dehors de leur spécialisation, aurait les effets salutaires d’éviter des affirmations comme celles-ci et de jeter des idées binaires simplifiées au sujet du lyrique, telle que ma bête noire «traditionnelle», contre «expérimentale» dans la poubelle de l’histoire littéraire.
Quels que soient les dangers qu’ils reconnaissent, les poèmes de mariage se terminent sur une note positive et, de même, nous devrions approuver et célébrer l’acceptation croissante, voire l’encouragement constant de critiques portant une double casquette, non seulement la toque associée à nos doctorats mais aussi le béret des artistes. J’ai brièvement suggéré des manières dont mon propre travail d’écriture d’un poème de mariage m’a aidé à approcher ce genre en tant que critique; Stephanie Burt et Kimberly Johnson font partie de ces nombreuses poètes-critiques distinguées qui démontrent que chacun des deux rôles enrichit l’autre. Il en va de même pour le travail de la critique Sarah Iovan citée précédemment, qui bénéficie tant de sa formation académique en littérature et musicologie que de son expérience en tant que musicienne. Il ne s’agit pas de demander à tous nos étudiants de mener un travail créatif, mais nous pouvons et devons encourager, soutenir ceux qui sont intéressés à accrocher ce béret à leur porte-manteau dans leurs bureaux universitaires. Ce faisant, nous devons continuer à reconnaître et renverser les malentendus qui surviennent parfois entre les critiques et les écrivains créatifs.
J’ai donc plaidé en faveur d’une approche révisionniste des trois problématiques relatives à l’épithalame lyrique sur lesquelles je me suis concentrée – la spatialité, la narrativité, et l’ «adressivité». Rapidement, tempérons notre insistance plus importante sur la temporalité en accordant une attention particulière à l’espace dans ces poèmes, en examinant non seulement les évocations de lieux géographiques particuliers, mais aussi les méthodes à travers lesquelles divers agents peuvent manipuler l’espace, notamment en déterminant ce que nous regardons et ce que nous excluons. Deuxièmement, concentrons-nous sur la relation entre la narration et le lyrique, en replaçant le modèle gagnant-gagnant qui est – ce n’est pas un hasard – trop courant non seulement dans la politique nationale mais également dans les politiques et pratiques de notre profession. Troisièmement, repensons certaines suppositions sur la relation entre le locuteur et les destinataires tant au sein des poèmes que parmi ses lecteurs dans le monde dit réel. Nous avons vu que les positions et les dynamiques de pouvoir peuvent être instables et changeantes au sein d’un même poème et que la voix identificatoire est souvent mieux comprise à part l’analogie de la façon dont des agents successifs adoptent et adaptent un chant.
Ces approches ont de nombreuses autres implications pour les poèmes en plus des épithalames – et également pour les méthodes à travers lesquelles nous devrions interpréter leur mode. Paradoxalement, un des résultats est qu’il n’existe pas de taille unique, et qu’imposer des catégories transhistoriques, même dans des travaux aussi brillants que ceux de Culler, est problématique. C’est pourquoi j’ai montré comment des pratiques telles que le chant des psaumes ou des débats comme ceux qui entourent le mariage façonnent distinctement l’épithalame lyrique en Angleterre. De même, parfois, la meilleure approche pour les germanistes qui se penchent sur le lyrique peut être – si j’ose – de suivre les «lieder».
Mais l’alternative aux catégories transhistoriques n’a pas besoin d’être un rejet total des généralisations qui leur sont associées au profit d’un accent résolument exclusif sur un pays, un genre ou une ère en particulier. J’ai également suggéré que nous reconnaissions les types de substitution non seulement dans l’adresse et la voix lyrique, mais aussi en étudiant les caractéristiques du lyrique pour que nous puissions voir les «flashlights» comme substituts des apostrophes, et vice versa. Un parallèle contemporain, soit dit en passant, est la réinterprétation dans les romans policiers du thème romancé de l’enfant qui a besoin de protection. Insister sur la potentialité pourrait nous aider à explorer ces questions et d’autres encore; par exemple, les apostrophes que Jonathan Culler présente comme une caractéristique déterminante du lyrique pourraient être considérées de façon plus fructueuse comme une potentialité ou une capacité au lyrique qui, en pratique, deviendrait des mots tels que Hark et Listen – et inversement. En d’autres termes, nous pourrions penser en termes d’imaginaire générique.
Dans cet article, j’ai soutenu que la poésie de mariage encourage l’approche critique qui elle-même marie «les deux» à «et» plutôt que le modèle moins heureux du «soit» et du «ou cela». Pour le dire autrement, j’ai commencé cet article en faisant référence à la marche rapide, avec mon sac à main tenu fermement contre moi. Dans une approche révisionniste du lyrique, marchons lentement, de manière observatrice, et dans plusieurs sens de façon critique à travers un éventail d’idées.
- Cette notion renvoie littéralement à la lampe-torche, mais prend ici la teneur d’une illumination avec des signaux (lumineux).
- Parmi les meilleures vues d’ensemble se trouve Greene 215-228. Voir également l’article influent et controversé de Miller, «The Decline of the English Epithalamion» (405-416); et mon livre A Happier Eden: The Politics of Marriage in the Stuart Epithalamium.
- Sa définition apparaît surtout aux pages 11-13.
- Elle utilise le concept fréquemment. Voir par exemple «Man Dancing with a Baby», https://www.poetryfoundation.org/poetrymagazine/poems/35822/man-dancing-with-a-baby.
- En anglais, l’interjection «lo and behold!» signifie «Et voilà!».
- Voir par exemple Searle, Speech Acts.
- Sur les formes distinctives que les admiratifs peuvent prendre dans différentes langues, voir par exemple Friedman 505–527.
- Correspondance privée avec Cathy Yandell.
- Voir spécifiquement le développement de cette idée dans Culler 211-243.
- Pour une vue d’ensemble utile de ces modèles ainsi que d’autres de la théorie de l’espace-lieu, voir Phil Hubbard et al.
- Les théoriciens du film ont considérablement discuté cette idée, voir par exemple Mulvey 5-14.
- Sur la relation entre les deux modes, voir Phelan 151-78 et 199-215; et mon article «The Interplay of Narrative and Lyric: Competition, Cooperation, and the Case of the Anticipatory Amalgam» (254-271).
- Voir Brooks 1984, surtout le chapitre 2.
- Voir en particulier Margolin 142-166.
- Qui ne fonctionne pas en français à cause de l’accord féminin.
- Je dois beaucoup à James Mardock pour des perceptions à ce sujet.
- Correspondance privée avec James Phelan.
- Voir mon article «The Interplay of Narrative and Lyric: Competition, Cooperation, and the Case of the Anticipatory Amalgam» (254-271).
- «Handing to and handing over do not necessarily affect the merging of the two hands into one».
- Pour les définitions du lyriques influentes mais non sans problèmes d’Helen Vendler, voir particulièrement son Art of Shakespeare’s Sonnets, 1-41.
- Voir par exemple Zarnowiecki, Fair Copies.