L’article traite de problèmes centraux pour la théorie, l’histoire et la critique de la poésie numérique, au sein d’une réflexion plus ample sur la littérature numérique. La définition de cette pratique, sa spécificité «molle», l’événement intermédial qu’elle peut impliquer, les genres qu’elle construit comme autant de façons de voir le monde, sa contestation des sens hégémoniques de la culture numérique ainsi que les politiques d’auctorialité et de lecture y sont interrogés. La perpective part depuis l’Amérique latine, avec des exemples principalement tirés de cette aire géographique.
En tant qu’objet de recherche, la poésie numérique — et toute la littérature numérique — nous confronte à une série de problèmes théoriques à questionner afin de rendre compte d’une pratique littéraire encore peu connue du grand public, même si elle s’inscrit déjà sur plusieurs décennies de développement 1. Dans les études spécialisées sur la littérature numérique, beaucoup de ces problèmes ont été traités par la critique depuis au moins trente ans; néanmoins, ces approches sont restées longtemps limitées à une communauté universitaire réduite. Il convient par conséquent de les considérer dans le contexte d’un Reader sur les théories contemporaines du lyrique, en se focalisant sur le domaine de la littérature numérique lié à la poésie. Je me concentrerai en premier lieu sur la définition de cette pratique, sa possible spécificité «molle», compte tenu de l’état vague de ses limites par rapport aux autres arts, ce qui mène également à la nécessité de concevoir la notion d’«événement intermédial», laquelle permet de comprendre le type de littérature qu’est la littérature numérique. D’autre part, je passerai en revue la portée que peut avoir la catégorie de genre littéraire, afin de saisir les différences entre les types de littérature numérique, ce qui nous amènera également à examiner les liens qui peuvent être établis entre la poésie numérique et certaines généalogies d’expérimentation poétique non numérique. Cela conduit à son tour à retracer les entrelacs de la théorie et de l’histoire littéraire ainsi qu’entre poésie et culture numérique contemporaine. Face à cette dernière, je vais considérer une série de dimensions hégémoniques spécifiques qui modèlent cette culture et certaines stratégies de la poésie numérique qui s’y opposent. Je traiterai aussi des politiques de l’auctorialité et de la lecture qui émergent dans cet univers de pratiques poétiques et, pour conclure, je proposerai succinctement de nouvelles façons de lire en réponse à la qualité différentielle de cette pratique. Comme mon approche s’ancre en Amérique latine, je citerai principalement des exemples de cette région 2.
1. Vers une définition
Il convient de cadrer la poésie numérique dans la littérature numérique et, de façon plus large, dans les arts numériques. Par littérature numérique, j’entends un type de production numérique artistique verbale qui inclut à la fois un texte, ayant une fonction poétique prééminente – non subsidiaire aux autres fonctions du langage verbal –, que des mécanismes de production/circulation/réception propres au langage et aux environnements numériques. Il ne s’agit pas de textes littéraires numérisés, qui pourraient exister sans recours aux langages de programmation impliqués dans la réalisation des «œuvres». Il ne s’agit pas non plus, au sens strict, de textes non programmés numériquement qui sont diffusés par des plateformes numériques à l’instar des textes que quelqu’un publierait sur un site web, un blog, Instagram ou Twitter — bien que cette dernière plateforme permette la diffusion de littérature programmée, des textes automatiques qui sont réalisés à partir d’une programmation algorithmique, et sont envoyés selon une périodicité préétablie. Je parle alors d’un art textuel en médias programmables (Cayley, «The Code»), dont les frontières sont assez diffuses. Et bien que je fasse référence à la notion de texte verbal numérique, d’autres langages — audiovisuels, par exemple — entrent généralement dans ces pratiques. Les premières œuvres de littérature numérique, telles que les générateurs automatiques de texte entre les années 1950 et le début des années 1980, pouvaient habituellement n’être lues que grâce au support imprimé. Mais, aujourd’hui, la situation a changé. Bien qu’il existe des œuvres de littérature numérique générées automatiquement par des algorithmes numériques, dont la lecture dépend de formats qui peuvent être liés au texte pour l’impression — en Amérique latine, le roman Lagunas (2014) de l’Argentin Milton Läufer ou le recueil de poèmes El drama del lavaplatos (2010) du Mexicain Eugenio Tisseli, par exemple —, le plus conventionnel aujourd’hui est que les œuvres de littérature numérique utilisent le potentiel du multimédia pour la convergence de l’image, du son, du texte et du mouvement.
Une définition assez consensuelle est celle proposée en 2007 par N. Katherine Hayles: «La littérature électronique, dont on considère généralement qu’elle exclut la littérature imprimée qui a été numérisée, est en revanche “née du numérique”, c’est-à-dire un objet numérique de première génération créé sur un ordinateur et (généralement) destiné à être lu sur un ordinateur.» («Littérature électronique» 3. Cela s’étend désormais à de nombreux autres appareils numériques en plus de l’ordinateur. Pour sa part, l’Electronic Literature Organization, créée en 1999, maintient dans son site Internet actuel que son objet de recherche est la «littérature produite pour le support numérique» (https://eliterature.org/), entendant «pour» non comme la destination d’un texte produit en dehors du numérique, mais comme l’environnement et la condition de production elle-même. Des exemples de ce type de littérature sont les textes ayant une fonction poétique générée à partir d’algorithmes programmés à cet effet; les récits hypertextes et hypermédias; la poésie animée numérique, entre autres options.
En esquissant les contours de cette littérature, Hayles est conscient qu’en de nombreuses occasions, pour rendre compte de la littérature numérique, on procède de manière tautologique, en parlant d’œuvres ayant une «valeur littéraire importante», produites dans des environnements numériques, en tenant pour acquis ce que peut être la «valeur littéraire». Cependant, étant donné que la valeur littéraire peut être liée à ce que les formalistes russes appelaient la «littérarité» (Jakobson dans Eichenbaum, «La théorie de la “méthode formelle”», 26) — la spécificité de la littérature fondée soit, selon les termes de Jakobson, sur la fonction poétique du langage («Linguistique et poétique» 358-359), soit, comme développé par Sklovsky, dans les procédures associées à la désautomatisation du langage quotidien («L’art comme un artifice» 59, 68-69) —, j’ai proposé d’ajouter à une définition à laquelle j’ai collaboré pour la présentation de Lit(e)Lat. Red de Literatura Electrónica Latinoamericana (https://litelat.net/) celle de «fonction poétique», au sens formaliste: cette fonction spécifique du langage dans laquelle le mode de construction du message est mis en valeur davantage que son référent.
Cependant, la littérature numérique n’est pas une littérature autonome qui prendrait sa spécificité à partir d’une séparation face à d’autres pratiques ou langages artistiques ou encore face de la culture numérique dans laquelle elle s’inscrit. Son ancrage littéraire est plutôt mou et fluide. Mais il ne disparaît pas. Et c’est pourquoi il ne s’agit pas non plus d’une pratique totalement imprécise. J’appelle cela la spécificité molle au sein d’un événement intermédial. Il est ainsi possible d’étudier la littérature numérique qui, d’un point de vue technologique est multimédia, et d’un point de vue sémiotique, est multimodale (Kress et Van Leeuwen, Multimodal Discourse), en lien avec l’intermédial pour rendre compte des manières dont les différents langages (verbal, sonore, visuel, corporel, etc.) et médias (cinéma, vidéo, Internet, médias imprimés ou scéniques, par exemple) entrent en contact.
En accord avec Kattenbelt («Intermediality in Theatre and Performance»), des différences peuvent être établies: entre des œuvres artistiques — numériques ou analogiques — dans lesquelles différents médias et systèmes de signes s’accordent sans exiger un haut degré d’impact mutuel — selon quoi ils seraient multimédias —; et des œuvres, ancrées sur un médium, qui présentent des appropriations et des transpositions d’autres médias — elles seraient donc transmédiales —; ou, enfin, des œuvres qui soulignent l’«entre-deux» médiatique, dans lesquelles la dissociation des différents médias et langages concurrents fausserait l’expérience esthétique — elles seraient donc intermédiales. Mais les études qui reprennent ces catégories sont nombreuses et variées. Dans les cas qui me concernent, ce qui m’intéresse en particulier est le mode par lequel le croisement des langues et des médias permet une expérience esthétique différentielle, uniquement possible par la conjonction elle-même. Comme le signale Kiene Brillenburg Wurth, par l’analyse du complexe médiatique dans des œuvres de poésie numérique, «l’intermédialité serait alors un moment déstabilisant dans un cadre multimédia […] l’intermédialité pourrait ici être imaginée comme un événement (plutôt qu’une qualité inhérente) qui se produit lorsque le verbal, le spatial et le visuel deviennent des processus dispersifs». («Multimedialité, intermédialité et poésie numérique à complexité moyenne» 12)4. «Intermediality would then be a destabilizing moment in a multimedial setting […] the intermedial could here be imagined as an event (rather than an inherent quality) that occurs when the verbal, spatial, and visual become dispersive processes.»
La perspective de l’intermédial comme irruption d’un événement déstabilisant dans le croisement des langues et des médias conduit, en effet, à un regard qui peut apporter un supplément à la lecture critique. L’intermédial est donc une zone interstitielle, malléable et protéiforme, dans laquelle les médias et les langues établissent des relations hétérogènes et changeantes, construisant de nouvelles entités, non entièrement standardisées. Ce ne serait pas une catégorie fixée dans un substantif — «l’intermédialité» — mais plutôt une perspective qui se produit dans certaines conditions, un événement intermédial. Si nous empruntons les concepts de Deleuze sur la notion d’«événement», nous comprenons qu’il ne s’agit jamais d’un fait ou d’une donnée comprise comme une essence, mais d’un moment perturbateur créé par une interrelation de «manières»5.
Sans ignorer alors sa disposition intermédiale, l’impulsion littéraire fluide, qui caractérise la littérature numérique, est associée à un dialogue important avec la littérature précédente, qui a été reconnue sans encombre comme littérature. Cela se produit de plusieurs façons: dimensions rhétoriques, genres littéraires, dispositifs d’intertextualité ou réécriture de textes littéraires antérieurs, entre autres possibilités. Pourtant, nous pourrions poser que si l’objet en question rassemble deux termes, «littérature» et «numérique», et si les deux s’influencent mutuellement, il faut chercher la composante littéraire non seulement dans ce qui faisait auparavant la littérature, mais aussi dans le propre du numérique. Certes, il y a quelque chose de l’ordre des fonctions poétiques possibles du langage et notamment des environnements spécifiquement numériques; quelque chose qui résonne dans les débats sur la façon de lire ce type de littérature. Car la lecture de la littérature numérique implique non seulement la lecture des «textes» en surface — ce que nous lisons sur un écran, les images que nous voyons, les sons que nous écoutons — mais aussi la lecture du code informatique et de sa spécificité matérielle. Cet autre langage, qui permet de composer un texte en surface, implique une série de processus invisibles pour une majorité de lecteurs.
Une lecture non restreinte à rester en surface pourrait lire au moins deux niveaux «par en dessous». D’une part, la poéticité des chaînes de code: on parle par exemple de l’élégance du code (Marino, «The ppg256 Perl Primer») ou, dans le cas de la programmation de jeux vidéo et de la littérature numérique liée à sa dynamique, de la jouabilité du code en tant que rhétorique spécifique (Cayley, «The Code»). D’autre part, la logique spécifique impliquée par les multiples niveaux hiérarchiques du «référencement», telle que Agustín Berti propose de traduire le terme «addressability», utilisé en informatique pour signifier que «Chaque texte, image, son ou vidéo dans un support numérique est une codification et les programmes peuvent référencer (address) des segments particuliers, discrets, du code et fonctionner en conséquence. Toute opération sur une chaîne numérique (string) se fait au moyen d’une référence à celle-ci». («Référencement discret», 15).
Une autre option qui met en évidence la matérialité et la poéticité du code est son affichage à l’écran en temps réel, comme nous pouvons le lire dans les œuvres de poésie numérique de l’écrivain/programmeur argentin Milton Läufer: au fur et à mesure que le texte en langue naturelle est rédigé, un encadré incorporé montre comment le code programmé fonctionne pour que le texte soit lisible. Même si, ainsi, se perdent plusieurs étapes par lesquelles la machine lit le code afin que nous puissions lire le texte en surface. Comme cela est expliqué en préambule à ces œuvres, le fait que tant les poèmes en langage naturel que le code informatique qui les produit soient visibles dans chaque encadré est dû au fait que le code fonctionne — à la manière de l’OULIPO — sous restriction; par exemple, dans le poème «Émotions artificielles», dans un format de 799 caractères et 800 octets. Ceci est lié à la recherche de poéticité non seulement dans le poème de surface, visible à l’écran, mais dans le code lui-même. Ce qui souligne qu’il s’agit d’un processus constructif.
Un cas intermédiaire entre la rhétorique textuelle de surface et rhétorique du code est ce que Serge Bouchardon analyse comme l’esthétique matérielle et la rhétorique des interfaces («Le récit interactif», 141). Dans ce cas, en tenant compte de la spécificité matérielle de la littérature numérique, nous pouvons considérer les rhétoriques qui se déploient à partir de l’interaction avec les interfaces graphiques ou les périphériques tels que la souris ou le microphone. Par exemple, cliquer sur un hyperlien pourrait ouvrir une autre fenêtre qui renverrait à la fenêtre principale, mais seulement à partir d’un mode de synecdoque, ou qui le contiendrait dans une boucle (loop) de récurrence. Sans pour autant avancer sur de nouvelles figures rhétoriques, si ce n’est en faisant un parallèle avec celles connues jusqu’alors pour la littérature et d’autres discours à fonction poétique, ce type d’analyse de la littérature numérique permet de rendre compte des deux composantes du nom de cette pratique: la littérature et le numérique.
2. Genres et généalogies
Dans la mesure où la littérature numérique est reconnue comme littérature, à partir de l’implication du langage verbal dans une fonction poétique et de son dialogue avec l’histoire littéraire, il est également possible de considérer la manière d’accroître le dialogue avec certains domaines de la littérature antérieure. Par exemple avec les genres littéraires. Ce dialogue implique non seulement une histoire mais aussi certaines géographies. Ainsi, le type de littérature générée automatiquement, connu sous le nom de «générateurs de texte», est le premier à apparaître dans l’histoire de la littérature numérique, dans les années 1950 en Europe. Les générateurs automatiques numériques produisent des textes à partir de la combinatoire algorithmique d’unités verbales minimales prédéterminées, qui constituent l’entrée (input) du processus de génération; l’ordinateur les traite en appliquant l’algorithme construit à cet effet par les artistes et/ou les programmeurs, ce qui donne en sortie (output) une série aléatoire de textes — pas complètement hasardeuse en réalité, mais fondée sur un calcul de probabilités. Lorsque nous parlons de littérature générée, l’accent est mis sur le produit, sur l’œuvre. En traitant de «générateurs de texte», l’accent est mis sur le dispositif de production. Cette indécision terminologique est typique des tentatives de trouver un moyen d’ordonner et de classer les réalisations littéraires numériques dans une recherche de genres. Les critères de définition des genres, de fait, sont complexifiés par les variables qui mêlent, en partant des différentes œuvres, les caractéristiques du dispositif et celles de ses productions. Par exemple, il existe des générateurs de texte qui produisent des genres narratifs, poétiques ou même épistolaires, comme dans le cas du premier générateur connu, Love letters (1952) de Christopher Stratchey. Le plus commun, cependant, tient à ce que les premiers générateurs — comme dans le cas des Stochastic Texts (1959) de l’Allemand Theo Lutz ou de Tape Mark I (1961) de l’écrivain expérimental italien Nanni Balestrini — ont produit de la poésie en vers libres. Le cas, également pionnier, de Poemas V2 (1976) du Catalan Ángel Carmona diffère, en raison de la rime, qui est l’une des variables impliquées dans le programme pour générer les textes automatiquement.
Néanmoins, il n’est guère possible de délimiter les types de littérature numérique uniquement en fonction de leur caractère narratif, lyrique ou, parfois, dramatique, à la manière dont les genres littéraires ont traditionnellement été définis. En outre, il est nécessaire de construire un modèle à variables croisées qui tienne compte, en plus de ce caractère générique, d’autres variables telles que les modalités constructives — connectivité (on/off line), automatisme (générativité/non-générativité algorithmique), interactivité (oui/non); directionnalité (linéarité/hypertextualité et hypermédialité); auctorialité (individuelle, collaborative dans la production, collaborative dans la réception) —; langages (verbal, visuel, sonore, image-mouvement) et interfaces (ordinateur, téléphone mobile, tablette, écran dans l’espace public). Un tel modèle, perfectible, permet de regrouper des œuvres afin d’analyser comment certains genres (ou croisements de variables) ont été historiquement privilégiés par rapport à d’autres, et dans quelle mesure un type de croisement particulier permet d’élaborer certaines manières de voir, certaines machines de perception qui supposent un mode spécifique d’accès au sens. Dans les études sur les genres littéraires, il y a toujours un risque de classification par la classification elle-même. Au contraire, la proposition que j’avance ici implique de se concentrer sur les conditions d’énonciation des types en lien tant avec certaines étapes technologiques et culturelles qu’avec des horizons d’attentes génériques liés au dialogue avec les genres littéraires antérieurs et leurs mutations. Cela implique par ailleurs d’essayer de remarquer comment chaque type modélise le sens, et ainsi le monde ou la réalité, comme l’a proposé par exemple Mikhaïl Bakhtine pour les genres discursifs («Le problème»).
Un exemple de ces genres comme manière de voir serait les textes de génération algorithmique aléatoire mentionnés, qui, bien que programmés selon un calcul de probabilités, apparaissent souvent en surface comme tendant vers le hasard. L’histoire de la poésie moderne a insisté sur ce point, au moins depuis «Un coup de dés» de Mallamé. La tension entre programmation et hasard donne ainsi un sens général à de telles productions, par-delà des significations particulières qui pourraient émerger des textes.
À la croisée des genres, de l’histoire et de la géographie, la littérature numérique comptait à ses débuts trois grandes régions: une tradition plus forte en Europe depuis les années 1950 avec les générateurs automatiques de texte, qui s’est renouvelée et étendue à d’autres régions en fonction du développement technologique; une autre tradition plus forte à la fin des années 1980 et au début des années 1990, généralement étasuniennes, avec la narration hypertextuelle — Uncle Roger de Judy Malloy (version originale en langage BASIC de 1986-1988) ; afternoon a story de Michael Joyce (1987), ou Patchwork Girl de Shelley Jackson (1995), sont représentatifs de ces commencements —, et une tradition de poésie numérique visuelle et sonore, animée ou non, interactive ou non, qui a commencé à devenir plus visible au début et au milieu des années 1980 et qui, bien qu’elle se soit produite dans différentes régions, a une grande importance en Amérique latine en raison, dit-on souvent, de l’importance tenue par la poésie concrète brésilienne dans la région. En témoignent les poèmes typographiques animés Reabracadabra (1985), Tesão (1985/86) et Recaos (1986) qu’Eduardo Kac a réalisés, dans le sillage du concrétisme, à l’aide d’un terminal «Minitel». Par-delà le concrétisme, une autre généalogie d’importance est le reste du mouvement latino-américain de poésie expérimentale visuelle et sonore, avec un fort développement depuis les années 1960, centré à cette époque autour des figures d’Edgardo Antonio Vigo (Argentine), Guillermo Deisler (Chili), Clemente Padín (Uruguay), entre autres. Les premiers poèmes numériques latino-américains sont apparus entre les années 1960 et le début des années 1970. Il s’agit de poèmes visuels qui sont le produit d’une sorte de processus de calcul, avec des résultats imprimés sur le papier. Par exemple, la série de poèmes IBM d’Omar Gancedo publiée en 1966 dans la revue Diagonal Cero de la ville de La Plata, dirigée par Edgardo Antonio Vigo, qui consistait en trois cartes perforées traitées par un Interprète de Cartes IBM, qui imprimait sur l’espace central de chaque carte le texte des poèmes qui avaient été préalablement encodés sur les perforations; ou encore la série de dix poèmes visuels du Brésilien Erthos Albino de Souza, réalisée en 1972, imprimée sur du papier continu après la manipulation par l’artiste-ingénieur d’un logiciel pour mesurer la température des liquides à l’intérieur des tuyaux, accessible à l’auteur parce qu’il travaillait pour la compagnie Petrobras au Brésil. Ces poèmes visuels, dans lesquels chaque tombeau est conçu par les lettres du nom de famille du poète honoré, ont été publiés en annexe du livre Mallarmé édité par Augusto et Haroldo de Campos et Décio Pignatari.
Dans quel sens peut-on lire une partie de l’univers de l’art textuel programmé comme de la poésie? En principe, comme je l’ai dit, en raison de son dialogue fréquent avec la poésie antérieure et, en particulier, avec les généalogies poétiques expérimentales qui soulignent la matérialité des supports poétiques à la manière de la poésie visuelle, sonore, typographique ou concrète. Et en même temps, en raison de la tendance de cette poésie, comme de toute poésie, à souligner l’expérience de l’événement du mot, la capacité du mot à attirer l’attention sur lui-même et, de là, à déclencher des processus de signification.
Plusieurs auteurs se sont attachés à comprendre la littérature numérique en termes poétiques. Loss Pequeño Glazier, par exemple, met en évidence la manière dont le texte littéraire numérique partage avec la poésie l’accent mis sur la manière d’écrire, c’est-à-dire sur la poïesis (Digital Poetics 29-30). Glazier considère la poésie, plutôt que, par exemple, les récits hypertextuels et hypermédiatiques, comme le modèle permettant de comprendre les particularités de la littérature numérique. Alors qu’une œuvre littéraire narrative, numérique ou non, peut mettre l’accent sur son propre processus de production — et les récits hypertextuels y sont sensibles — pour Glazier, le caractère narratif néglige souvent la matérialité numérique même qui est au centre de la littérature numérique. Il affirme ainsi que l’accent mis sur la narration peut «obscurcir la malléabilité, la perméabilité et la matérialité du support» («obfuscate the malleability, permeability, and materiality of the medium», Digital Poetics 91-92). Dans son article sur l’esthétique de la matérialité dans le récit interactif, Bouchardon renforce quelque peu l’hypothèse de Glazier en affirmant, par exemple: «Cet accent mis sur la matérialité du texte s’accompagne d’un glissement du narratif au poétique. La poétique est en effet plus sensible à la matérialité même (phonique et graphique) du langage» (Le Récit interactif 139).
Philippe Bootz, quant à lui, considère que la poésie du XXe siècle — notamment à partir des travaux des avant-gardes historiques comme le futurisme et dada, tout comme le lettrisme, la poésie concrète, la poésie sonore et le mouvement Fluxus — devient une sorte de «commando littéraire de la langue», constituant un mode général d’approche des systèmes de signes: la poésie comme un «art sémiotique général», ou selon les propres termes de l’auteur, comme un «art général des codes» (Le Basics : la littérature numérique). Ainsi, lorsqu’il s’agit de comprendre la relation d’appartenance entre la littérature numérique et la poésie numérique, Bootz inverse les termes habituels en affirmant dans le même texte:
La poésie animée est une généralisation de la littérature animée: les signes utilisés peuvent provenir de différents codes (linguistique, musical, graphique, photographique, vidéo…) et le récit n’y tient qu’une place négligeable. Il peut sembler paradoxal de parler de «généralisation» alors que la poésie apparaît classiquement comme un genre littéraire, donc un cas particulier de la littérature. Il faut se rappeler que cela est moins vrai à partir du XXe siècle où elle se définit plus exactement comme un «art sémiotique général».
De son côté, Chris Funkhouser consacre plusieurs pages de son livre Prehistorical Digital Poetry. An Archeology of Forms, 1959-1995 pour discuter du problème du genre. L’auteur est explicite sur le fait que le sujet de son livre est la poésie numérique et non la poétique numérique, puisqu’on pourrait, par exemple, parler de la «poétique de la réalité virtuelle» sans que cela implique nécessairement la poésie (22). Funkhouser, pour être précis, signale que le type de textes qu’il utilise dans son étude peut être considéré comme des poèmes, à la fois en raison des traditions poétiques dans lesquelles ils s’inscrivent et par la manière dont ils s’identifient à la poésie:
Mon étude utilise la poésie numérique comme un terme qui représente un spectre d’art littéraire informatisé qui peut être apprécié dans le contexte de la tradition poétique.(…) Pour rester concentré, j’examine les textes réalisés à l’aide d’un traitement informatique, qui s’identifient à la poésie, qui ont une apparence ouvertement strophique ou poétique à l’écran, ou qui contiennent d’autres rapprochements conceptuels directs avec la poésie telle qu’elle a été connue par ailleurs.
Nous revenons ainsi à la perspective institutionnelle qui permet d’identifier un domaine de l’art textuel numérique comme la poésie numérique. Comme je l’ai dit, je préfère le comprendre moins comme une attribution fermée à des genres poétiques antérieurs que comme un dialogue avec certaines généalogies poétiques expérimentales dans lesquelles s’inscrivent ces œuvres de poésie numérique.
3. Contextes et liens culturels
La non-limitation des langues et des disciplines artistiques lie la littérature numérique non seulement à un événement intermédial possible face aux généalogies poétiques expérimentales, mais aussi, du côté de l’expérimental technologique, à certaines notions sur lesquelles je m’attarderai brièvement pour signaler une lecture politique de cet objet. Par ses caractéristiques, un tel objet pourrait inviter à des lectures peu réflexives, protégées par une certaine fascination pour la nouveauté technologique.
Je distingue la notion de nouveauté, facilement associée à un remplacement constant qui suit souvent la logique du remplacement des marchandises, de la notion de nouveau comme expérience d’un événement. Si l’art existe, c’est parce qu’il peut être postulé comme une exploration et une ouverture vers le radicalement nouveau. Comment est-il possible alors qu’il soit aussi impliqué dans un espace particulièrement touché par la production de nouveautés comme la culture numérique? Je crois qu’au moins une partie de la poésie numérique peut être lue comme une manière d’intervenir, d’interrompre de l’intérieur, le sensorium hégémonique des dispositifs technopolitiques qui dominent la vie quotidienne d’une partie importante de la population sur la planète. Assumant ainsi l’époque d’un régime d’insoumission (Brea, «Algunos Pensamientos»).
Quelles sont les significations hégémoniques de la culture numérique que la poésie numérique conteste souvent? J’en résume quelques-unes:
1. La culture numérique dominante (mainstream) est redevable d’une conception du monde qui présuppose une équivalence sans équivoque entre modernisation technologique, nouveauté et progrès. Elle est une culture de gadgets qui promettent un bonheur instantané, même s’ils diffèrent dans un jeu de remplacement constant. Ceci est en continuité avec la manière dont s’est consolidée auparavant la matrice technologique moderne, qui concevait le monde technique à partir de critères purement instrumentaux. 2. Bien que de manière plus fluide que la culture de masse moderne, cette nouvelle culture est également soutenue par la standardisation de plus en plus automatique de la consommation culturelle. Souvent à partir d’une supposée personnalisation basée sur des algorithmes qui orientent la consommation en fonction de segmentations de profils. 3. Ce phénomène est également lié à la technosurveillance comme mode de contrôle social massif devenu omniprésent, installé initialement de manière inaperçue. Bien qu’on en discute beaucoup aujourd’hui, même dans les médias de masse, la vie quotidienne d’un très grand nombre de personnes est guidée par cette «datafication» (dataficación). Et cela implique des transformations de la subjectivité convertie en un «spectacle du soi» (Sibilia, La Intimidad) qui s’offre pour être capturé comme autant de données. 4. La culture numérique a également produit une grande expansion de contenus (textes, images, sons) accessibles à un nombre croissant de personnes, mais pas toujours avec les compétences nécessaires pour les discerner de manière critique. Le phénomène contemporain des fake news en est un symptôme éloquent. Cela peut également être associé à un certain manque de mémoire dû à la saturation (Bornhausen, «Memória, disponibilidade e excesso»). 5. Un autre aspect central des significations hégémoniques de la culture numérique est la dissimulation de sa matérialité. À travers son caractère omniprésent et l’accent mis sur la virtualité de l’information, ce fait tend à rendre moins visible la matérialité des bits soutenus par des différences de tension tout comme la matérialité du matériel (hardware) de stockage et de gestion de l’information, ainsi que sa correspondance avec les inégalités en termes de conditions matérielles d’existence ou son impact sur la pollution environnementale.
Reconnaître ces caractéristiques de la culture numérique hégémonique est une étape nécessaire pour la construction d’un imaginaire numérique alternatif. La poésie numérique présente bien souvent des nuances artistiques qui confrontent ces caractéristiques des cultures numériques contemporaines. Ainsi, par rapport à la liste ci-dessus, la poésie numérique déploie souvent des stratégies telles que: 1. Superposer des étapes technologiques récentes et anachroniques; 2. Déformer les données informatiques afin de déconstruire leur supposée neutralité; 3. Démasquer la technosurveillance; 4. Exposer de nouvelles politiques de la mémoire; 5. Dénaturaliser les interfaces numériques afin de les rendre plus visibles ou évidentes.
4. Politique de l’auteur et de la lecture
Bien que l’Amérique latine produise généralement plus de poésie numérique que de récit numérique, il existe également des romans hypertextes et hypermédias latino-américains qui dialoguent avec l’histoire du roman. Parmi les plus anciens et les plus connus, citons Gabriella infinita du Colombien Jaime Alejandro Rodríguez, dont la première version hypertexte date de 1998, ou Tierra de extracción de Doménico Chiappe (écrivain né au Pérou, qui a vécu au Venezuela et depuis longtemps en Espagne), un projet commencé en 1996 dont la première version date de 2000. Bien que dans cet article je traite de poèmes et non de romans, ces œuvres sont une bonne occasion de rendre compte d’un autre aspect central de la théorie de la littérature numérique: le problème de l’auctorialité. Les conceptions de l’œuvre, de l’auteur et du lecteur sont souvent confondues lorsque nous parlons de littérature numérique, surtout si on la compare à la littérature en tant que telle, associée au livre comme support conventionnel et naturalisé. Par exemple, bien que Jaime Alejandro Rodríguez soit l’auteur d’une première version textuelle linéaire de Gabriella infinita, l’œuvre n’est pas ce texte, mais l’œuvre hypertextuelle et, dans une version ultérieure, hypermédiatique avec le design visuel et interactif de Carlos Roberto Torres, les illustrations de Clara Inés Silva et la voix off, la coordination générale de la voix et l’adaptation du texte d’Andrés López. Tierra de extracción, quant à elle, bénéficie d’une conception multimédia d’Andreas Meyer et de la collaboration de nombreux autres artistes (musiciens et plasticiens, par exemple).
Ainsi, contrairement à la littérature conventionnelle moderne, le crédit est souvent accordé dans ces œuvres à ceux qui ont collaboré à leur réalisation. Comme dans un film. Dans certaines littératures numériques, la figure de l’auteur fonctionne comme une synecdoque: l’écrivain de la littérature numérique, comme le réalisateur de film, étant une partie, apparaît souvent comme le tout. Mais au-delà, dans de nombreux cas, la littérature numérique va dans le sens de créations collectives et collaboratives. C’est un défi à la notion d’auteur à laquelle tout l’art du XXe siècle nous a préparés. L’auteur collectif, le multilinguisme, l’intertextualité, l’appropriation, la remédiation — la reprise d’une œuvre sur un autre support avec des modifications importantes en raison précisément du changement de support et de langue — et d’autres questionnements similaires sont courants dans la littérature numérique. De bons exemples de pièces poétiques qui travaillent avec les mots d’autres personnes, dans ce cas des artistes argentins, sont: IP Poetry (depuis 2004) de Gustavo Romano, Eliotians (2008) et Perlongherianas (2008) d’Iván Marino, Rescate (2009) de Gabriela Golder, Góngora Wordtoys (2011) de Belén Gache, El peronismo (Spam) (2011) de Charly Gradin.
D’autre part, des œuvres telles que Palavrador (2006) ou Liberdade (2013), à l’atmosphère immersive, qui permettent des parcours à travers des espaces virtuels dans lesquels différents poèmes sont rencontrés dans le cadre d’une sorte de jeu vidéo, sont issues d’ateliers de création collective auxquels ont participé les Brésiliens Chico Marinho, Alckmar Luiz dos Santos, Álvaro Andrade García, Rogério Barbosa da Silva, parmi de nombreux autres artistes visuels, poètes, musiciens, programmateurs, critiques littéraires, etc. Ces types de productions peuvent être compris comme des créations littéraires dans le contexte de laboratoires et de réseaux, une modalité qui acquiert une certaine importance en Amérique latine en termes de mise en valeur d’une dérive littéraire collaborative, qui dans une certaine mesure a des liens avec les communautés d’arts électroniques DIY (Do It Yourself) ou DIYWO (Do It Yourself With Others), dans lesquelles les artistes travaillent ensemble pour partager des connaissances et explorer des solutions expérimentales, innovantes (disruptivas) par rapport aux ressources technologiques premières.
En même temps, les auteurs des œuvres sont parfois des écrivains ayant des compétences en programmation — tels Milton Läufer (Argentine), José Aburto (Pérou) ou Eugenio Tisselli (Mexique). Dans ce cas, il n’est pas nécessaire de collaborer avec des programmeurs, mais il peut y avoir d’autres collaborations: réunion d’artistes pour réaliser des œuvres, remédiation d’œuvres antérieures, ou production d’outils mis à la disposition de ceux qui veulent collaborer à la production d’œuvres. D’un côté, lorsqu’il s’agit d’œuvres interactives, il y aurait toujours une collaboration dans la réception, étant donné que l’activité spécifique d’interaction du récepteur avec les interfaces numériques est nécessaire pour que l’œuvre existe — outre, bien sûr, le fait que toute lecture implique une activité. D’un autre côté, certains écrivains/programmeurs élaborent des œuvres qui deviennent des ressources pour la production d’autres œuvres, mises à la disposition de lecteurs/interacteurs devenus de nouveaux écrivains. Ainsi, midipoet (1999-2002) et PAC (Computer Assisted Poetry) (2006) d’Eugenio Tisselli ou les WriterTools™ (à partir de 2014) de Milton Läufer.
Et tout comme la production de la littérature numérique peut être comprise à partir de ce faire soi-même et avec les autres, il peut être envisagé également pour la lecture. Lire la poétique du code, par exemple, n’est pas quelque chose qui peut être fait facilement sans compétences minimales en programmation. La confluence du langage verbal, visuel et sonore requiert également des compétences liées à chacun d’eux. Si la culture audiovisuelle établie de longue date nous a préparés à ce type de lecture, la littérature numérique, qui n’est pas encore entrée dans une phase de naturalisation dans la culture, continue d’inviter à des lectures collaboratives expérimentales. En un sens, il s’agirait d’un nouveau partage du littéraire devenu numérique, commun en ce qu’il pourrait impliquer l’expérimentation de nouvelles formes de communauté de lecture.
Dans le domaine des études académiques sur la littérature numérique, la discussion a eu lieu pour savoir si une lecture textualiste et en profondeur est appropriée, mais en partant de la surface textuelle — à la manière du commentaire composé (close reading) (Koskimaa, «Close reading»; Rosario, «Analyzing») — ou s’il est indispensable de prêter attention à la lecture du code et à d’autres aspects liés à la matérialité de ce type de littérature, comme je l’ai développé auparavant. À cela s’ajoute la lecture de l’ensemble, distanciée du texte — sur la base des propositions bien connues de Franco Moretti («Conjectures») — qui se fonde actuellement sur la capacité des ordinateurs à traiter de grandes quantités de données, sans s’arrêter aux textes, et qui, pour le cas qui nous occupe, permet de lire le texte dans son intégralité, dans ce cas, nous permet de comprendre une sorte de géopolitique de la littérature numérique mondiale, en tenant compte des hégémonies que cela implique en raison des modes de publication/circulation (Walker-Rettberg, «Electronic Literature Seen from a Distance») ou des hégémonies linguistiques et culturelles. Dans une mise à jour de ces débats, Hayles propose dans son article «How We Read : Close, Hyper, Machine», d’ajouter ce qu’il appelle l’hyperlecture, un mode de lecture spécifique au numérique qui implique des actions de lecture telles que le filtrage par mots-clés, le survol du texte, l’hyperlien, le balayage ou le balayage du texte, la juxtaposition par contiguïté de fenêtres, etc. L’hyperlecture serait une lecture à la fois du texte et de l’interface. La proposition de Hayles est de considérer les synergies qui se produisent lorsque toutes les manières de lire que j’ai mentionnées se produisent en même temps, de manière à produire une lecture numérique élargie.
De manière similaire mais amplifiée, ma proposition est une lecture proche-distante-matérielle-collaborative-localisée. Une lecture qui, sans négliger ce que les textes nous amènent à y lire — textualiste ou proche — s’intéresse aussi aux processus liés à la constitution du champ, avec ses genres, son institutionnalisation et sa géopolitique, et qui est donc aussi distante. De plus, il s’agit d’une lecture qui prête attention aux différentes couches — textes multimodaux de surface, interfaces et code informatique —. Elle est donc matérielle et pourrait également être collaborative, rassemblant dans la lecture les compétences acquises dans la collaboration entre divers lecteurs plutôt que de s’appuyer sur la lecture individuelle. Enfin, en lien avec la géopolitique mentionnée, cette proposition cherche une lecture localisée par rapport à certaines conditions d’énonciation. Bien que la littérature numérique se consolide à l’heure de la mondialisation (globalización), qui implique un état de développement informatique étendu à une grande partie de la planète et un moment historique où l’idée de nation s’estompe au profit à la fois d’une mondialisation financière (Beck, What Is Globalization?) ainsi que des processus culturels qui dépassent les barrières nationales et/ou régionales, les processus culturels sont nuancés par des tensions entre le global et le local. En Amérique latine, le domaine de la littérature numérique a souvent fait l’objet d’une politisation singulière, par exemple en relation avec le débat dans les œuvres elles-mêmes sur la naturalisation des processus de modernisation technologique et, plus récemment, d’algorithmisation de la vie. De même, cette politisation a abordé les questions de la politique de la mémoire, du déplacement et de la migration des langues dans le cadre des cultures numériques, de la discussion des hégémonies linguistiques ou de la mise en valeur des langues déviantes, de la politique de l’erreur, du passage d’une langue à une autre, de la lisibilité menacée ou compromise et de l’absence de sens dans l’environnement numérique.
Nous pouvons donc constater que les dérives poétiques numériques nous confrontent à divers défis théoriques et critiques, que j’ai posés depuis ma propre situation en Amérique latine. En tant que défis, ils sont aussi des opportunités. Non seulement pour comprendre un type de littérature en termes de nouveauté, mais aussi pour découvrir sa potentialité pour l’ouverture de l’événement poétique comme une nouvelle variété de monde qui interrompt la consolidation du sens hégémonique qui circule dans la société numérique.
- Cet article reprend, prolonge et/ou synthétise des développements antérieurs que j’ai publiés. Notamment dans: «Derivas literarias digitales: (des)encuentros entre experimentalismo y flujos culturales masivos»; «Esos raros poemas nuevos. Teoría y crítica de la literatura digital latinoamericana» et «Literatura expandida en el dominio digital». Une version étendue du premier de ces articles est intitulée «Electronic Literature Experimentalism Beyond the Great Divide. A Latin American Perspective».
- Je n’analyse pas ici les œuvres poétiques numériques mentionnées, mais me concentre sur les aspects théoriques à considérer. J’ai proposé des analyses de plusieurs de ces œuvres dans des publications antérieures. Outre les articles mentionnés dans la note 1, voir également «Poéticas/políticas de la materialidad» et «Comunidades experimentales y literatura digital».
- «Electronic literature, generally considered to exclude print literature that has been digitized, is by contrast ‘digital born,’ a first-generation digital object created on a computer and (usually) meant to be read on a computer.» («Electronic Literature»).
- Brillenburg fait référence dans ce cas à des poèmes «spatiaux» tels que «Olho por olho» d’Augusto de Campos et «L’arrivée de l’abeille» d’Aya Natalia Karpinska, dans lesquels il n’y a pas de son; il parle donc de l’imbrication du verbal, du spatial et du visuel seulement. Ces exemples peuvent être vus dans: http://www2.uol.com.br/augustodecampos/poemas.htm ; http://www.technekai.com/box/index.html.
- Comme l’explique Deleuze dans l’une de ses conférences («Cours Vincennes — Saint-Denis: l’événement, Whitehead»), il y a trois moments cruciaux dans l’histoire de la philosophie qui permettent de comprendre la notion d’«événement» comme une manière ou une relation qui dépasse ou pose un autre point de vue par rapport au couple substance/attribut: les stoïciens, Leibniz et Whitehead. Ainsi, dans une autre de ses conférences sur la notion d’événement chez Leibniz, il indique: «Il faudra dire que Leibniz rompt avec le schéma de l’attribution, et que du même coup il rompt avec l’essentialisme de la substance, de la substance constituée par une essence. À l’attribution il substitue la prédication, le prédicat étant toujours rapport ou événement […]» («Cours Vincennes — Saint-Denis: la logique de l’événement»).